« Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil à toi ? » Évangile de Luc, 6, 41
Cette parabole du Christ va nous servir pour articuler notre plaidoyer quant au comportement répréhensible, amoral d’une famille qui a pris en otage un peuple, en l’occurrence celui du Qatar. Le monde a assurément le tournis et les valeurs que l’on croyait gravées dans le marbre telles que le travail bien fait, l’abnégation, la sueur, sont battues en brèche par les richesses indûment acquises non pas du fruit de leur sueur mais soit du loyer de l’argent et du scandale de la spéculation financière bâtie sur du vent et sur la façon de tromper l’autre de le dévorer s’il perd pied, ce que le langage néolibéral appelle l’OPA.
Soit par une rente imméritée, c’est le cas des pays arabes pétroliers installés dans les temps morts et qui prennent en otage leurs peuples les condamnant à regarder filer à toute vitesse le train du progrès tandis qu’ils ruminent sur le quai de la gare leur frustration.
On peut comprendre le mépris dans lequel sont tenus ces potentats gros, gras et bien nourris pendant que la misère s’avère être la calamité la mieux partagée pour des centaines de millions, voire des milliards de besogneux, quelles que soient leurs latitudes. Non les Arabes ne sont pas que cela ! Il fut une époque où ils représentaient l’espérance de l’humanité.
Le Qatar : un épiphénomène ou une nuisance durable ?
Je m’en vais vous parler d’une énigme, un petit pays par la surface mais immense par son actuelle capacité de nuisance, et qui a jailli du néant en même temps que le pétrole et le gaz ont jailli d’un sous-sol lui procurant une rente imméritée au service du mal.
Le Qatar est un émirat du Moyen-Orient d’une superficie de 11 427 km². pour trois cent mille autochtones et un million d’étrangers qui ont un statut peu enviable surtout s’ils ne sont pas des Occidentaux. Petit producteur de pétrole, il est aussi le troisième producteur de gaz naturel du monde après l’Iran et la Russie.
Après avoir été dominé par les Perses pendant des milliers d’années puis par le Bahreïn, les Ottomans ou encore les Britanniques, le Qatar devient un État indépendant le 3 septembre 1971. Il est dirigé d’une main de fer par la famille Al Thani depuis quarante ans, comme le règne de Kadhafi.
L’émir actuel a renversé – faut il s’étonner de ces moeurs pour l’appât du pouvoir ? – son père en 1995. Le gouvernement qatari garde des restrictions sur la liberté d’expression et les mouvements pour l’égalité. La famille souveraine Al Thani continue de détenir seule le pouvoir La nouvelle Constitution n’autorise pas pour autant la formation de partis politiques et ceci depuis quarante ans. Où est la liberté d’expression et l’alternance au pouvoir ?
La station de télévision Al Jazeera a acquis une triste réputation en tant que source non censurée de l’information concernant les autres pays arabes provoquant l’ire de ces derniers.
Des journalistes, tout à fait ordinaires venant d’autres pays arabes attirés par l’appât du gain et non par la liberté d’expression, se sont érigés en censeurs agressifs dans des émissions où ils diabolisent à qui mieux mieux les autres régimes arabes.
A notre sens deux tabous, la famille émiratie et les pays occidentaux vénérés dans la plus pure tradition vassale, voire… D’ailleurs, lors de la guerre contre l’Irak le pays a servi de base à l’état-major américain. Le 11 décembre 2002, est signé, avec les États-Unis, un accord relatif à l’utilisation de la base aérienne d’Al-Eideïd. On comprend que le Qatar soit intouchable.
On estime les réserves de pétrole du pays à 26,8 milliards de barils fin 2009. Le Qatar détient actuellement les troisièmes réserves de gaz (25,37 milliards de mètres cubes en 2009) après la Russie et l’Iran.
Le Qatar est par ailleurs le premier émetteur mondial de CO2 par habitant, avec une émission par habitant trois fois supérieure à celle des Etats-Unis, soit 60 tonnes de CO2/habitant/an.
Il est heureux pour la planète que les Qataris ne soient pas nombreux. Pendant ce temps, un Arabe somalien « frère », une demi-tonne/an. En clair, ce dernier consomme en une année ce que gaspille un Qatari en trois jours ! Voilà le développement durable prôné par cet émirat.
Le PIB du Qatar atteint le chiffre de 52,7 milliards de dollars en 2006. Le PIB par habitant atteint 78.260$ en 2009 dépassant celui des Européens et Américains. Ce dernier est le fruit d’une longue tradition scientifique, technologique et culturelle et non d’un gaspillage multidimensionnelle d’une rente imméritée suscitant par là même des frustrations légitimes, voire un mépris de ceux qui galèrent.
Pour Hassan Moali : « Le Qatar n’est évidemment pas fréquentable pour sa « démocratie » contenue dans les limites des studios d’Al Jazeera. Cet émirat détient le plus grand fonds souverain de la planète, Qatar Investment Authority, dont les avoirs sont estimés à environ 700 milliards de dollars ! C’est bien à ce niveau que se situe la force incroyable de ce petit… géant. Surtout que les Qataris se tiennent à la disposition des maîtres du monde pour financer et approvisionner des expéditions guerrières, comme ce fut le cas en Libye.
Il eut été plus glorifiant de voir l’émirat sur le toit du monde s’il était un modèle de démocratie. (…) Ils sont presque d’accord avec les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni s’agissant des conflits qui agitent la planète, y compris quand il s’est agi de « casser » de l’Arabe. Ils soutiennent la cause palestinienne en ne se privant pas de recevoir les dirigeants israéliens. (…) Pour ce pays, le souci existentiel autorise toutes les alliances, y compris celles contre nature. Les GI’s de la base militaire américaine veillent au grain. Jusqu’à quand encore ? » (1)
Des yeux plus gros que le ventre
Olivier da Lage qualifie la diplomatie du Qatar par l’expression « Des yeux plus gros que le ventre ». « Dire, écrit il, que le Qatar agace ses voisins de la péninsule arabique relève de l’euphémisme. Jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, le Qatar adoptait un profil bas en politique étrangère. (…) La contestation par le Qatar de la souveraineté de Bahreïn sur les îlots de Fasht al-Dibel semblait bien être sa seule priorité extérieure.(…)
Lorsqu’il dépose son père, Cheikh Hamad est décidé à affirmer l’originalité du Qatar dans tous les domaines, quitte à choquer les autres monarques. Ces derniers, comme on peut l’imaginer, n’ont guère apprécié le fâcheux précédent que pourrait représenter un prince héritier qui renverse son père.
D’où vient donc cette assurance qui permet au Qatar, un petit pays de quelque 400.000 habitants dont environ 150.000 nationaux, de tenir tête à ses voisins et de se brouiller tour à tour avec la plupart des pays arabes ? On ne saurait trop souligner que les Etats-Unis sont le premier pays à avoir reconnu le pouvoir de Cheikh Hamad.(…) De même, l’accord de défense mutuel qui lie Washington et Doha depuis juin 1992 est une réalité ».(2)
« Aujourd’hui poursuit Da Lage, le Qatar abrite le plus grand dépôt d’armes américaines du monde hors du territoire des états-Unis. (…) Et pourtant, ce qui était parfois perçu comme une excentricité de la politique étrangère de l’émirat, a continué de bénéficier de l’indulgence américaine.
S’agissant de l’Iran, le rapprochement entre Doha et Téhéran n’a pas que des motivations politiques.
La poche de gaz du North Dome, dont l’exploitation représente toute la richesse future du Qatar, s’étend sous le Golfe au-delà de la frontière avec l’Iran. (…) Cheikh Hamad ben Jassem a rencontré à New York Shimon Peres, puis au sommet économique d’Amman en octobre 1995, il y a eu la signature d’un mémorandum prévoyant la livraison à Israël de gaz naturel du Qatar. Un bureau commercial israélien s’est ouvert à Doha en septembre 1996. Le soutien sans faille des Etats-Unis explique largement l’assurance dont le petit émirat fait preuve face aux critiques de ses voisins. (…)
Al Jazira apparaît comme le bras non officiel de la diplomatie de Doha et que la verve de sa rédaction s’exerce rarement à l’encontre de la politique officielle du Qatar » Georges Malbrunot explique l’ambiance au Qatar et pourquoi il n’y a pas de révolte.
« Le Qatar, écrit-il, ne se singularise plus seulement par l’activisme de sa diplomatie conciliatrice ou par cette richesse quasi insolente. Il est aussi le seul État de la région à avoir été épargné, jusqu’à maintenant, par la vague de contestation qui secoue le reste du Monde arabe. « Ici la manne est bien répartie entre seulement 200.000 Qatariens qui n’ont pas vraiment de raison de se plaindre », observe un diplomate occidental.
« Franchement, nous n’avions pas besoin d’organiser la Coupe du Monde », critique à demi-mot Hassan al-Ansari, le rédacteur en chef de Qatar Tribune. « Pourquoi dépenser 55 milliards de dollars pour des installations qui seront démontées au bout d’un mois ? », renchérit un autre officiel. Abreuvés d’informations sur les révoltes arabes par Al Jazeera, ses habitants, en revanche, n’ont rien à se mettre sous la dent quand ils regardent la chaîne qatarienne, muette sur l’actualité locale.
Pourtant, « nous avons aussi des demandes politiques, affirme le professeur al-Misser. Pour l’instant, seul un Majlis al-Shoura existe, mais les membres de cette assemblée sont désignés par le pouvoir et ils n’ont qu’un rôle consultatif ».(3)
Un rôle diabolique
Si des personnes ont pu être dupes de la pseudo-révolution libyenne soutenue par les « révolutionnaires » bien connus que sont Nicolas Sarkozy, Bernard-Botul-Henri Lévy ou David Cameron, voilà qui pourrait leur ouvrir les yeux… Pour la première fois, le Qatar admet avoir participé aux opérations sur le terrain aux côtés des rebelles libyens. (…) Trois jours après la proclamation par le CNT de la « libération » totale de la Libye, les chefs d’état-major des pays engagés militairement en Libye se retrouvent pour une réunion à Doha, au Qatar.
A cette occasion, le chef d’état-major qatari, le général Hamad ben Ali al-Attiya, a révélé que des centaines de soldats du Qatar ont participé aux opérations militaires aux côtés des rebelles en Libye. On apprend même que le président Omar el-Béchir du Soudan a fourni quantité d’armes aux prétendus « rebelles ».(4)
Il apparaît aussi, écrit Ian Black, que c’est le Qatar qui dirigera les efforts internationaux pour former l’armée libyenne, récupérer les armes et intégrer les unités rebelles souvent autonomes dans de nouvelles institutions militaires et de sécurité (…)
Et lors de l’assaut final contre le QG de Kadhafi à Tripoli fin août, les forces spéciales qatariennes étaient en première ligne. Le Qatar a aussi accordé 400 millions de dollars aux rebelles, les a aidés à exporter le pétrole depuis Benghazi et a monté une station de télévision à Doha. (…)
Pour certains, la stratégie de l’émir est de soutenir les forces démocratiques de manière sélective dans le Monde arabe, en partie pour améliorer la réputation internationale du pays tout en détournant l’attention du Golfe où les protestations anti-régime ont été écrasées à Bahreïn et achetées en Arabie Saoudite ».
Expliquant la « manipulation de la Ligue arabe », Robert Kisk nous explique comment le Qatar tente de reproduire le scénario libyen : « La Ligue arabe – l’une des organisations les plus stupides, les plus impuissantes et absurdes dans l’histoire du Monde arabe – s’est soudainement transformée de souris en lion, rugissant que la Syrie sera suspendue ce mercredi à moins qu’elle ne mette fin à la violence contre les manifestants, ne retire l’armée des villes, ne libère les prisonniers politiques et ne commence à discuter avec l’opposition.
Damas a rugi en retour que la Syrie avait déjà mis en oeuvre le plan de paix de la Ligue – on peut en douter – que la décision était « illégale et une violation de la Charte de la Ligue » (peut-être exact) et que la suspension possible de la Syrie était une tentative de « provoquer une intervention étrangère en Syrie, comme cela a été fait pour la Libye ».
Le Qatar – qui est, avec sa chaîne Al Jazeera, l’ennemi actuel de la Syrie – était à l’origine du vote, cajolant et plaidant, et dit-on, payant largement ceux qui pouvaient avoir des doutes. La puissance du Qatar dans le Monde arabe commence à prendre une tournure nettement impériale.
Avec son argent et ses propres raids aériens, elle a contribué à faire tomber le régime de Kadhafi.
Maintenant, le Qatar est l’avant-garde de la Ligue arabe contre la Syrie. (…) Et pas un seul Arabe ne veut qu’une guerre civile du type de celle de la Libye, mette le feu à la Syrie. De plus, Leon Panetta, le chef de la CIA, a déjà exclu une implication militaire américaine.(6)
L’à-plat-ventrisme
La diplomatie du dollar touche aussi la culture. L’argent n’ayant pas d’odeur, on peut en fonction du chèque dire tout et son contraire. Le Qatar restera dan l’histoire comme une machine à perversion, un générateur de corruption à laquelle il est apparemment difficile de résister. Lena Lutaud nous en donne un échantillon : « Son Excellence Mohamed al-Kuwari a décoré le dessinateur Jean Plantu et Amirouche Laïdi, président du club Averroes, du prix « Doha capitale culturelle arabe ».
Ce soir, l’ambassadeur décorera les poètes André Miquel, Bernard Noël et Adonis. De Jack Lang à Jean Daniel, en passant par Dominique Baudis, Edmonde Charles-Roux, Renaud Donnedieu de Vabres et Anne Roumanoff, un total de 66 personnalités françaises de la culture auront été décorées par le Qatar en 2010. Toutes sont reparties avec un chèque de 10.000 ». (7)
On le voit que du beau monde. Cela va plus loin, des institutions prestigieuses se décentralisent et l’aura scientifique s’exporte. C’est le cas de la Sorbonne. Robert de Sorbon se retournerait dans sa tombe ! Il existe aussi un Louvre délocalisé au Moyen-Orient. Les Qataris pourront contempler entre deux bouffées de narguilé et à demeure, les belles pièces, fruit de la rapine qui décrivent en creux les expéditions coloniales pour amener la civilisation dans les contrées barbares. Nul doute que l’Occident mise, pour le moment, sur le Qatar assis paresseusement sur un gisement de gaz, dont il a besoin.
Il arrivera un moment, où il sifflera la fin de la récréation pour tous ces non-Etats, il accaparera, sans état d’âme, l’énergie qui lui est nécessaire. Pour n’avoir pas misé sur le savoir, ne pas avoir mis en pratique l’alternance, la démocratie, les Arabes deviendront une scorie de l’histoire. Dans mille ans, on se souviendra, malgré tout de Kadhafi qui avait, avec son credo « zenga, zenga », une certaine idée de la « cha’ama », la dignité qui manque aux potentats casse-croûteurs installés dans les temps morts. La parabole du Christ devrait être expliquée à l’Emir du Qatar…
1. Hassan Moali La puissance surfaite du Qatar El Watan 15.11.11
2. Olivier Da Lage http://mapage.noos.fr/ odalage/autres/qat.html
3. Georges Malbrunot : Le Qatar, le contrepied du printemps arabe Le Figaro 04 2011
4. http://www.mathaba.net/news/?x= 629178
5. Ian Black http://www.guardian.co.uk/ world/2011/oct/26/qatar-troops-lib…
6. Robert Fisk : Ligue arabe : comment le Qatar tire les ficelles The Independent 17 11 2011
7. Lena Lutaud : L’offensive culturelle du Qatar, Le Figaro. 20 12 2010