Pardonnez le “je” haïssable qu’il détestait lui aussi, quand il corrigeait mes premiers papiers, il y a déjà un quart de siècle de ça, mais c’est une partie de ma vie qui s’en va. L’homme honnête a deux patries, dit-on : la sienne et la France. Moi, j’avais deux pères. Le mien et Jean. Les deux se prénomment “Jean”, la vie a parfois de l’humour et Jean en avait aussi.
Que dire de Jean ? Les mots me manquent. Alors, je vais chercher une anecdote. Je suis sûr qu’il aurait aimé, lui qui adorait plus que quiconque parler légèrement des choses graves. Une sommité du monde politique me lâcha un jour : “Depuis le temps que tu fais de la presse, tu es toujours fourré avec Bourdier. Tu ne sais donc pas faire un journal sans lui ?” Ce à quoi j’ai répondu : “Oui, bien sûr que je pourrais faire un journal sans Bourdier, mais un journal sans lui serait un moins bon journal. Alors, je préfère les faire avec lui, les journaux. D’ailleurs, je vous en pose des questions, moi ?” Et des journaux, on en a fait ensemble, des grands et des petits… Les prochains, il faudra que je les fasse sans lui, mais au moins les ferais-je en pensant à lui. Il fut mon second père, il demeurera mon archange de tutelle, jusqu’à ce que je le rejoigne. Et puis qui sait, là-bas, il y aura peut-être encore d’autres journaux à fabriquer…
Voilà, c’était comme ça. Malgré la différence d’âge, on avait tous deux attrapé le même virus au berceau : le goût de la presse. L’odeur de l’encre sur le papier en soir de bouclage, les montées d’adrénaline, les discussions sans fin, le pinaillage sur un titre ou la légende d’une photo, on aimait et on détestait à la fois. Sans compter quelques goûts communs pour des films inavouables, ceux de la Hammer, par exemple. Son meilleur souvenir professionnel ? Un jour, il avait interviewé Christopher Lee, Dracula himself, qui prétend encore descendre de Charlemagne. Vrai ou faux ?… Tant que c’est beau, imprimons la légende… Bref, pire que des drogués, il nous fallait notre dose.
Que dire encore de Jean ? J’évoquais plus haut le Paradis. Jean n’avait pas peur de la mort. Catholique pieux, il vivait non point dans la crainte, mais dans l’amour de Dieu. Et je sais qu’il est là-haut. Parti rejoindre ses amis. Le bon abbé Molin, notre défunt curé de Flash, le capitaine Sergent et Jean Mabire, si païen qu’il en devenait à mes yeux un catholique contrarié. Et puis tous les autres, aussi. Il en avait tellement qu’on me pardonnera d’en oublier les noms.
En effet, Jean n’était que gentillesse et bonté. Je suis fier de savoir qu’il m’aimait et j’aimerais lui dire que je l’aimais plus encore que lui ne m’aimait. Trois jours avant sa mort, nous avions longuement discuté au téléphone. Comme toujours, nous nous étions chamaillés sur nos sujets de divergences et de prédilection. Lui qui défendait Louis Armstrong et moi, Miles Davis. Le son d’une contrebasse était-il plus swinguant que celui d’une basse électrique, le modèle Jazz Precision, de chez Fender, évidemment ? Il s’inquiétait d’une visite chez son médecin. Pas pour lui et sa santé. Mais pour les épreuves corrigées de sa main du dernier bouquin qu’il devait remettre à son éditeur, l’ami Philippe Randa. Et je lui avais commandé un papier antigaulliste de trois feuillets. Il ne me le remettra jamais. La première fois qu’il aura manqué à son devoir. Il faut admettre que là, il avait une bonne excuse. Dans notre prochain numéro, nous reviendrons plus longuement sur l’étonnant parcours de celui qui, dès les débuts de Flash, avait cru à notre petite aventure commune. Mais il n’aurait pas aimé que je bouscule le bon ordonnancement de son ultime journal pour une simple annonce nécrologique. En l’occurrence, je ne vois pas de meilleure manière de lui rendre hommage que de respecter la vision vétilleuse qu’il se faisait de notre métier difficile.
En vingt-cinq ans d’amitié indéfectible, nous ne nous étions jamais tutoyés. “Mon jeune ami, me disait-il, il est un peu tard désormais. Et on peut tout aussi s’apprécier en se vousoyant !” J’entends encore sa voix, rieuse et joviale. Du coup, qu’il me pardonne de lui dire aujourd’hui : “Jean, si tu savais à quel point tu me manques et comme je me sens tout nu sans toi…”
Nicolas GAUTHIER