S’il est un révolutionnaire qui force l’admiration des gens de gauche, c’est celui du Conventionnel Michel Lepeletier de Saint Fargeau. Ce grand aristocrate bourguignon embrassa l’idéal révolutionnaire et s’y dévoua au point d’y laisser la vie : trois jours après avoir voté « la mort du tyran », il tomba sous les coups d’un monarchiste fanatique.
Michel Lepeletier de Saint Fargeau avait, depuis le début, siégé avec la gauche, (il était proche de Robespierre), et c’est à n’en pas douter à cause de cet engagement qu’il rendit l’âme quelques heures avant le roi, ce 21 janvier 1793. Grand réformateur du système judiciaire auquel, en tant que juge lui-même (1), il se dévoua, il était en principe opposé à la peine de mort – sauf dans certains cas, on devine lesquels. Mais ce n’est pas sa position régicide qui fait de l’homme un héros dont la mort « fut une perte inestimable pour la Convention, pour les Jacobins et pour la République naissante » gémit un blog républicain, jacobin et socialiste.
Le grand œuvre du seigneur bourguignon - humaniste républicain épris des Lumières, nous dit le blog - ne fut pas seulement la réforme judiciaire, mais un plan d’éducation devant lequel, à gauche, on se pâme d’admiration : projet émancipateur, actuel, moderne, progressiste et humain, n’en jetez plus. « A l’heure où la gauche comme la droite démantèle (sic) l’école de la République et ses missions fondamentales d’instruction, de transmissions (sic) des savoirs et d’éducation citoyenne… il est grand temps que les Républicains socialistes et Jacobins … se réapproprient l’idéal républicain de Lepeletier, de Robespierre et de Jules Ferry. »
Notez bien la filiation (2)…
Le malheureux mourut avant d’avoir pu publier son projet, qu’il portait d’ailleurs sur lui au moment de son assassinat. Robespierre se le fit remettre par le frère du défunt, et ne résista pas à en faire lecture à la Convention, le 29 juillet 1793.
« Avec la mémoire de ses vertus, Michel Lepeletier a légué à sa patrie un plan d’éducation que le génie de l’humanité semble avoir tracé. Ce grand objet occupait encore ses pensées, lorsque le crime plongea dans son flanc le fer sacrilège, déclama-t-il. En l’écoutant, vous sentirez plus douloureusement la grandeur de la perte que vous avez faite ; et l’univers aura une preuve de plus que les implacables ennemis des rois, que la tyrannie peint si farouches et si sanguinaires, ne sont que les plus tendres amis de l’humanité. »
Avant de présenter le projet du conventionnel martyr, Robespierre précisa que le plan de Lepeletier visait à totalement régénérer l’espèce humaine dégradée par le vice de l’ancien système social. Quiconque redoutera le pire aura raison.
- Art. I. Tous les enfants seront élevés aux dépens de la République, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à douze pour les garçons, & depuis cinq ans jusqu’à onze pour les filles.
- Art II. L’éducation nationale sera égale pour tous ; tous recevront même nourriture, mêmes vêtements, même instruction, mêmes soins.
- Art III. L’éducation nationale étant la dette de la République envers tous, tous les enfants ont droit de la recevoir, & les parents ne pourront se soustraire à l’obligation de les faire jouir de ses avantages. [...]
Avouez que c’est beau, et tant même que ce sont ces trois articles qui sont repris dès qu’il s’agit de tresser des couronnes à l’illustre aristocrate qui a tant aimé le peuple. On les retrouve sur un site régional du Parti de Gauche, non moins dithyrambique que le blogueur jacobin, et sur bien d’autres sites d’amoureux de l’éducation pour tous.
Il faut fouiller un peu pour trouver la suite, qui vaut le détour (3).
« Presque tout portera sur le riche ; la taxe sera presque insensible pour le pauvre. Ainsi vous atteindrez les avantages de l’impôt progressif que vous désirez d’établir… »
Comment ne pas admirer la grandeur d’âme de ce richissime aristocrate disposé à faire éduquer ses enfants à la même école, portant les mêmes habits et mangeant la même nourriture que celle de ses paysans ? Tous les élèves seraient élevés à la dure sous la surveillance active de leurs éducateurs, sans favoritisme, et les parents qui tenteraient d’y soustraire leurs enfants seraient lourdement sanctionnés.
Il était entendu que le but de l’instruction était d’apprendre à lire, à écrire et à compter, ce qu’avaient fait depuis des siècles les petites écoles paroissiales. Mais le projet excluait l’inutile religion, qui serait avantageusement remplacée par l’accoutumance au travail : « Formez de tels hommes, et vous verrez disparaître presque tous les crimes… Formez de tels hommes, et l’aspect hideux de la misère n’affligera plus vos regards... Formez de tels hommes, et la République composée bientôt de ces robustes éléments, verra doubler dans son sein les produits de l’agriculture et de l’industrie. ».
Qui ne rêverait d’un système permettant d’éradiquer le crime et de doubler la production nationale ?
Il était pourtant simple d’y parvenir, il suffisait de mettre les enfants au travail. Dès huit ans, toute la journée, et à tout ce qui serait dans leur capacité : à retourner la terre, à répandre des matériaux sur les routes (puisqu’on avait aboli la corvée), à la production que les manufactures du voisinage seraient ravies de leur confier. S’il n’en existait pas encore, on en installerait dans les écoles mêmes, et on attribuerait des gratifications aux instituteurs de celles qui dégageraient le plus de profit. Malin, non ?
Surtout si on considère que c’est le travail des enfants qui payerait les maîtres, qui assurerait l’entretien des écoles (pourquoi payer du personnel de service ?), nourrirait les tout petits (qu’on ne pouvait, décemment, mettre au travail), assurerait la surveillance et la répétition après la classe. Vêtus par leurs parents et réduits aux travaux forcés, sommés même de faire gagner de l’argent à leur école, les têtes blondes de la République se verraient en plus astreints à prendre en charge les vieux de leur village, qui certainement devraient pouvoir se contenter du régime spartiate réservé aux gosses : du vin ? de la viande ? Et quoi encore ! Durant le terrible hiver de 1788, un astucieux curé parisien avait mis au point un savant mélange qui soutenait ses paroissiens pour à peine trois sous par jour, que ne prenait-on exemple sur cet exemplaire ecclésiastique ? En quoi les gosses et les vieux prétendraient-il à mieux qu’à un régime de famine ? Dernière précision : les dimanches des enfants seraient entièrement consacrés aux activités de gymnastique et au maniement des armes.
On reste bouche-bée devant ce programme totalitaire qui non seulement souleva l’enthousiasme de Robespierre et de ses amis, mais également de membres de l’actuelle Education nationale. Le but avoué de cette horreur consistait à former « une race renouvelée, forte, laborieuse, réglée, disciplinée, et qu’une barrière impénétrable aura séparée du contact impur des préjugés de notre espèce vieillie ». Le projet fera des émules
Ce n’est pas seulement l’horreur du projet d’éducation vanté par les Jacobins qui m’est apparue dans l’étude de la vie et de la mort de Michel Lepeletier de Saint Fargeau. Encensé par les uns, vomi par les autres, le Conventionnel aristocrate fut surtout un personnage trouble, aussi trouble que la période qui vit son ascension et sa mort pis que suspecte. Héros de la Liberté ou traître à sa caste, homme de progrès ou vulgaire parjure, éclairé ou simplement lâche ? Le tableau de son cadavre que peignit un autre conventionnel, David, fut tour à tour exposé à l’admiration du peuple et enfoui au point de disparaître.
Travail de commande portant sur un temps que je ne faisais qu’aborder alors, « Le Mystère du tableau de David » m’a ouvert la connaissance de la période la plus vantée et la plus méconnue de notre Histoire. Et fait découvrir des vérités que, décidemment, on s’évertue à cacher au commun des mortels.
(1) - Il avait été magistrat au Parlement de Paris où il siégeait comme président à mortier, la plus haute charge puisqu’au-dessus de lui il n’y avait que le Premier président.