Après le phénomène inédit de la « Manif pour tous », retour sur son traitement médiatique, ou comment les médias bien-pensants sont passés du mépris à la matraque.
Il y a les bonnes manifs et les mauvaises manifs. Celles que les médias exaltent, celles que les médias condamnent. La « Manif pour tous » appartient bien sûr à la seconde catégorie. Dès le début du mouvement, celui-ci a été globalement traité avec le plus parfait dédain par les médias officiels. Une poignée de vieux réacs allaient râler contre une nouvelle victoire du Progrès en marche. La Loi passerait, le meilleur des mondes aurait une pierre de plus à son édifice et les ronchons s’habitueraient, comme ils se sont partout habitués. À quoi bon épiloguer davantage ? Voilà, en somme, quel était le parti pris.
Pourtant, on aurait pu aisément objecter que les questions soulevées par les manifestants anti-« Mariage pour tous » méritaient davantage qu’un tel revers de main, qu’elles touchaient à des choses essentielles et particulièrement actuelles : la bioéthique, la filiation, la structure d’une civilisation, les mutations de la famille mononucléaire occidentale, la différence sexuelle comme fondement anthropologique, etc. Quelle que soit sa propre position sur la question, il aurait pu paraître important de creuser un peu le dossier, de faire débattre des psychiatres (plus de la moitié sont opposés à la loi), d’interroger des historiens, d’entendre les raisons des autorités religieuses (puisque toutes les confessions sont contre) et de demander aux partisans d’étayer un rien leurs arguments, au-delà d’une vision dogmatique et tautologique du « Progrès » (« Le Progrès, c’est nous, donc nous suivre, c’est le Progrès. »), ou d’un sentimentalisme aussi flou que péremptoire (« L’amour, c’est bien, donc tout ce qui est fait par amour est bien » – ce que démontrent évidemment toutes les tragédies et romans jamais écrits en ce bas monde…) Mais non. Questionner cette réforme, et simplement la questionner, paraissait déjà suspect, et l’on pensait régler le problème, à France Inter et ailleurs, en employant ses comiques à faire du « réac-bashing ».
« Manif de droite »
Cette mobilisation, devait-on penser dans certaines salles de rédaction, ne comptait donc pour rien, ce qu’elle défendait n’avait aucun sens, mais au moins allait-elle donner de la matière aux professionnels de la vanne, c’était toujours ça de pris. D’une manière générale, le ton était goguenard, condescendant, on raillait les familles nombreuses, les jupes plissées, les « Marie-Chantal »… La manifestation est une pratique tellement connotée à gauche que l’on ne pouvait qu’imaginer la droite malhabile, empruntée, grotesque, dans un tel exercice.
Dans l’imaginaire des médias dominants, une manif qui n’est pas de gauche ne pouvait que ressembler à cette farce de cravatés cyniques telle que mise en scène avec succès par « Action Discrète » sur Canal+. Pourtant, la catégorie caricaturale évoquée ainsi, si elle existe, ne représente pas, dans le pays, un demi-million de personnes, le nombre de participants revendiqué par Frigide Barjot, l’organisatrice de la « Manif pour tous », le samedi 17 novembre 2012. À vrai dire, la sociologie principale de cette manifestation correspondait surtout à cette « majorité silencieuse » rarement encartée et beaucoup moins nantie que ceux des journalistes parisiens qui font la pluie et le beau temps médiatique.
Manifestants orchestrés
Lors de cette première mobilisation, l’ambiance avait été festive, conviviale, et la personnalité de Frigide Barjot avait permis, en outre, de contourner les clichés véhiculés par les médias. Devant ce succès manifeste et dénué du moindre « dérapage », ne restait aux médias qu’à en atténuer l’impact. Ainsi la sociologue Irène Théry allait juger auprès de l’AFP qu’il ne fallait pas « surestimer l’ampleur des manifestations de samedi, qui se sont présentées comme spontanées mais qui sont orchestrées en sous-main par la droite et les Églises ». La phrase est assez extraordinaire. Les manifestations étaient organisées par un collectif, aussi ne se sont-elles jamais prétendues « spontanées », et elles n’étaient pas davantage « orchestrées en sous-main par la droite et les Églises » que les manifestations contre la réforme des retraites étaient orchestrées en sous-main par la gauche et les syndicats.
Ce non-argument représentait bien en soi, un aveu d’impuissance et un recours à l’irrationnel typique de la Bien-Pensance : non, les gens n’étaient pas si nombreux qu’ils l’étaient, ils étaient simplement nombreux à être manipulés par des forces obscures. Ainsi, de même qu’ils ne voient pas ce qu’ils voient, il faut croire que les gens ne pensent pas ce qu’ils pensent.
Les Femen entrent en piste
À côté de ceux qui raillaient un mouvement prétendument inutile et absurde, la journaliste Caroline Fourest, elle, choisit une autre option : créer une rampe de lancement pour ses amies des FEMEN. L’occasion était idéale et ne se représenterait pas de si tôt. En effet, le lendemain de la manifestation officielle, les membres de CIVITAS menaient leur propre manifestation anti-« Mariage pour tous » en drainant avec eux la dernière centaine de skin heads qui survit en France. Il fallait créer des images pour la machine médiatique afin de réaliser la fiction suivante : que les FEMEN étaient subversives, que les FEMEN combattaient une oppression réelle, que les FEMEN étaient martyrisées par les mâles blancs et catholiques, et que les opposants au mariage homo étaient des brutes fascistes. La stratégie était certes grossière mais la conjoncture idéale.
Bien sûr, il aurait été aisé de produire de telles images n’importe quand en traversant le périphérique, mais les oppresseurs n’auraient probablement pas eu la bonne couleur de peau et les féministes ukrainiennes n’eussent peut-être pas survécu. L’opération réussit parfaitement : les FEMEN et la journaliste qui, comme par hasard, réalisait sur elles un documentaire précisément à cette période, reçurent les quelques gifles qu’elles étaient venues chercher, suffisamment pour poser en martyre mais pas trop pour être en état d’aller se plaindre le lendemain même sur les plateaux de télévision. Voilà comment une dizaine de militantes organisées parvinrent à faire dire aux médias ce que ceux-ci désiraient entendre dès le départ au lieu de relayer l’inquiétude d’un demi-million de personnes : que ce qui menaçait la dignité des femmes de nos jours n’était pas la possible marchandisation de leur corps et de leur progéniture par le régime libéral-libertaire, mais la violence et l’oppression du patriarcat et du catholicisme.
13 janvier : Une manif sous contrôle… médiatique
Le 13 janvier se déroule à Paris une manifestation dont le record d’affluence va donner lieu à une première polémique de chiffres. 340 000 selon la police, de 800 000 à un million selon les organisateurs… À 16h10, sur BFMTV, Caroline Fourest avait annoncé qu’à la fin de la Manif pour tous : « Ils seront à peine plus que la Gay Pride chaque année. » Il est toujours dangereux, surtout lorsqu’on se prétend journaliste, de prendre ses désirs pour des réalités. La bataille des chiffres possède en vérité un enjeu symbolique cardinal : la barre des « 850 000 manifestants selon la police », score réalisé lors de la grande mobilisation de 1984 pour défendre l’École libre, si elle n’était pas franchie, semblait autoriser la gauche à parler d’échec, quand bien même la mobilisation serait énorme. Le 16 janvier, le général Bruno Dary, ancien gouverneur militaire de Paris, remettra en cause les chiffres donnés par la préfecture, affirmant qu’au moins 800 000 personnes avaient défilé. Dans Valeurs actuelles, on parlera d’une « source très sûre » affirmant que le préfet de police avait, vers 13 heures, donné « la consigne verbale à ses services de fixer à 340 000 le nombre de manifestants ».
Ces contestations particulièrement crédibles ne trouveront pourtant pas d’écho particulier dans la presse dominante. En l’occurrence, le parti pris anti-« Manif pour tous » se trouvera explicite même sur une chaîne censée être plus neutre qu’aucune autre : France Info, où l’on put entendre : « Entre un tube de Shakira et un de Zebda, les défenseurs du mariage tel que décrit dans le code civil de l’ère napoléonienne, ont chanté leur hymne propre sur le pavé. » On ignorait que la famille mononucléaire occidentale se résumait à une arbitraire invention législative du Premier Empire… Mais c’est sur un autre plan que l’on réalise également que la plupart des médias se trouvent être les alliés objectifs du gouvernement contre cette mobilisation. En effet, nombreux vont être les journalistes à reprocher à la manifestation son encadrement trop strict, son absence de spontanéité ou les réponses trop formatées des manifestants interrogés.
Or, d’un autre côté, on voit les mêmes obsédés par une seule mission : traquer le « dérapage » homophobe et exposer, quand ils y parviennent, leur maigre butin (une pancarte d’un goût douteux, une réponse maladroite…) Ainsi les organisateurs savent-ils que pour lutter contre la loi défendue par le gouvernement, il leur faut également lutter contre un autre ennemi, le pouvoir médiatique, qui passera les cortèges au crible dans l’espoir d’extraire l’image ou la phrase par lesquelles pourra être ruinée la crédibilité de plusieurs centaines de milliers de personnes. Cela revient à se battre les poings liés. Et comme les médias, en effet, ne découvrent rien qui puisse réellement leur permettre d’attaquer la manifestation sur sa prétendue homophobie, on déclare qu’elle est trop propre pour être honnête… Face : homophobes décomplexés. Pile : homophobes complexés, fachos muselés par leurs guides.
24 mars : de 1984…
Lors de la nouvelle grande manifestation du 24 mars, la bataille des chiffres franchit un nouveau cap. En interdisant quelques jours auparavant aux manifestants d’occuper les Champs-Élysées, le gouvernement avait désorganisé de fait la mobilisation avant qu’elle ait lieu et semblait tout mettre en œuvre pour compliquer la délicate question du comptage. Quand celui-ci est effectué, l’écart entre le chiffre des organisateurs et celui de la police s’est encore accru depuis la précédente occurrence. On passe en effet carrément d’1,4 millions de manifestants à 300 000…
Le gouvernement oppose aux critiques des clichés aériens. Mais les images s’avèrent truquées. C’est du moins ce que prouve le journaliste indépendant Pierre Barniéras dont la vidéo fait un tabac sur le Net. L’attitude de ses confrères le scandalise. En effet, la presse, censément contre-pouvoir, censément crible critique, paraît dans cette affaire complètement à la botte du gouvernement. À tel point que la préfecture de Police n’a aucun mal à proposer, pour sa défense, aux journalistes qui le souhaiteraient, de visionner les films incriminés. Aucun mal, puisque les journalistes, majoritairement anti-« Manif pour tous », ne le feront pas. Et quand certains osent prendre la proposition au mot, comme Pascal Bories de Technikart, le résultat est éloquent. La préfecture de Police ne possède en réalité aucune contre-preuve tangible !
… à 1934
Cette manifestation, pour la première fois, est émaillée de violences : les plus téméraires des manifestants tentent de passer en force pour rejoindre les Champs-Élysées et les CRS font usage des gaz lacrymogènes. Ulcérés, des manifestants et des députés évoquent des gazages d’enfants. Bien sûr, l’expression est outrancière. Mais, miracle : la presse bien-pensante découvre alors le « point Godwin » et accuse les anti-« Mariage pour tous » de l’atteindre. Certes. Mais en l’occurrence : c’est la paille et la poutre. D’autant qu’avec le durcissement du mouvement et la naissance du « Printemps français », les médias ne vont cesser de collectionner les points Godwin (leur principale contribution au débat public), durcissant quant à eux la répression symbolique contre un mouvement dont ils n’auraient jamais pu deviner l’ampleur. Ce n’est plus la grande manifestation pour l’École libre de 1984 qui est évoquée comme référence historique mais celle des liguards de février 34.
10 000 points Godwin
« Ce climat démocratique tendu rappelle les années 1930 quand les ligues d’extrême droite manifestaient sans cesse pour déstabiliser la IIIe République », lâche Caroline Fourest, harcelée par les anti-« Mariage pour tous », historienne improvisée entre deux débats perturbés. « Vers un retour des liguards ? » s’interroge-t-on également sur Canal+. « C’étaient les années 30, sont-elles de retour ? », titre en une le Nouvel Observateur. Maintenant le pouvoir médiatique panique. Ce ne sont plus les quolibets, le dédain, la raillerie des débuts, mais suées d’angoisse et bouffées de haine. La contre-attaque se met en place selon cette ligne : la République est en danger, les ligues fascistes s’apprêtent à violer Marianne.
Homophobie ? Trop gentil…
Ainsi, lorsque la gauche manifeste et s’oppose aux forces de l’ordre sous un gouvernement de droite, il faut y voir la vertu de désobéissance civile héritée des révolutionnaires et des résistants, contre la tyrannie d’un pouvoir inique et crypto-pétainiste. Mais lorsque la « droite » est dans la rue et s’oppose aux forces de l’ordre sous un gouvernement de gauche, il faut cette fois-ci considérer que des liguards assoiffés de sang menacent le pouvoir légitime de la démocratie représentative. D’un côté, les manifestations se font régulières, les harcèlements de ministres systématiques, les confrontations avec les CRS fréquentes, de l’autre, les journalistes multiplient les attaques les plus frontales : l’inénarrable Bourmeau considère « qu’Homophobie est un mot gentil. Trop gentil » pour désigner les opposants au mariage pour tous. Alors quoi ? Tout anti-mariage gay est un chien ? Pour Laurent Joffrin, dans le Nouvel Obs : « Les républicains n’écouteront pas ces artisans de l’intolérance et de la régression française. » Si les manifestants sont, de fait, opposés aux « républicains », doit-on en conclure qu’ils sont par conséquent… phalangistes ? fascistes ? nazis ? Quant à Frigide Barjot, l’égérie du mouvement, quand elle n’est pas humiliée chez Ruquier, chez Fogiel, ou chez Morandini, elle craque carrément sur Direct 8, seule contre toutes.
À l’ombre des CRS
Aussi, comment s’étonner qu’un petit groupe de manifestants finisse, le 23 avril, par s’en prendre directement aux journalistes au cri de « Médias collabos ! ». Yann Barthès s’en offusque dans Le Petit Journal de Canal+ avec des trémolos dans la voix. L’icône bobo omet cependant deux paramètres essentiels. Le premier, c’est que s’il veut s’indigner du sort réservé aux journalistes, il devrait relativiser cette incartade somme toute bénigne si on l’a compare aux tabassages réguliers que subissent les journalistes en banlieue. Enfin, qu’à la suite de cette agression, les journalistes, qui se tenaient à l’écart entre manifestants et CRS, se sont retrouvés derrière les rangées de boucliers. Or, n’était-ce pas une situation plus appropriée ? Une perspective davantage en adéquation avec le réel ? Leur juste place dans le conflit ? Parce que lorsqu’on compare les manifestants à des liguards menaçant la République, qu’implique-t-on au bout du propos ? Quel traitement encourage-t-on à infliger à ceux qui menaceraient physiquement la démocratie ? La matraque évidemment. « Crosse CRS ! Crosse ! Mâte l’insurrection ! » N’est-ce pas le sous-entendu permanent qu’ont martelé les médias dominants au cours du mois précédent la promulgation de la loi ?
Ainsi, lorsque l’objectif de l’appareil photo s’élevait au-dessus des rangées de casques, que cette ligne d’horizon soulignait l’image des révoltés, le spectateur, enfin, pouvait du moins considérer clairement de quel lieu provenait l’information, de quel point de vue et de quel parti pris. Et la matraque rhétorique, naturellement, s’alliait à la matraque concrète pour mâter la dissidence, sans pouvoir se targuer encore, par on ne sait quel mythologie figée, d’incarner un quelconque « contre-pouvoir ».
M.D.