Nous allons tenter de rapprocher deux figures en apparence inconciliables du monde intellectuel français du XX ème siècle : Pierre Boutang et Jean Baudrillard. Le premier nommé fut chef de file de l’Action Française alors que le second fut un sociologue et philosophe, électron libre, catalogué « à gauche ». Boutang, catholique royaliste, proche des « Nouveaux Hussards », romanciers de l’après-guerre, et élève de Maurras, semble, à première vue, partager peu de choses avec l’auteur de la Société de consommation.
Des parcours semés d’embûches
D’abord, en retraçant brièvement l’itinéraire des deux individus, on peut faire remarquer que l’un et l’autre eurent des ennuis avec la « police politique » . Boutang, issu d’une famille modeste du Forez, intégra l’élite républicaine en devenant élève à Normale Supérieure en 1935 puis agrégé de philosophie. Ayant participé, par naïveté et inexpérience politique à la tentative de putsch de Novembre 1942 à Alger, il compromit d’emblée sa carrière universitaire.
Il fut longtemps bâillonné à l’instar d’un Baudrillard, lorsque ce dernier devint trop indépendant et subversif. Jean Baudrillard, après avoir commencé une carrière académique comme germaniste, était parti travailler dans la profonde campagne française près de Arles, retrouvant le lien avec la terre. C’est cette terre qu’appréciait de façon charnelle Boutang, ne cédant pourtant jamais à un chauvinisme imbécile : il voyait lui l’hellénisant, le polyglotte, et même le judaïsant (à l’inverse de son maître Maurras), dans le christianisme français le parachèvement d’une logique authentiquement universelle.
C’est cet humanisme réel que reconnut en lui Emmanuel Lévinas, le penseur juif français, insistant pour que Boutang lui succède à la Sorbonne, ce qui n’a pas manqué de choquer la bien-pensance de quelques-uns : Bourdieu et Vidal-Naquet par exemple. Boutang, auteur de l’ouvrage fondamental Ontologie du Secret voyait une dimension mystico-religieuse tant chez Marx que chez Heidegger : il les perçoit comme des chrétiens malgré eux qui en appellent à une espérance collective devant, l’exploitation capitaliste pour le premier et l’être-pour-la-mort pour le second. Le maintien d’une morale est alors conçu comme l’unique salut : une position proche de celle de Baudrillard, critique du monde contemporain et de ses tares.
Une même condamnation de l’argent et des passions
Jean Baudrillard fut un des plus prompts à dénoncer la société de consommation et son système aussi puissant qu’abrutissant. Depuis les années 60, la profusion des messages publicitaires est fondée selon lui sur une manipulation du consommateur, inconscient d’être le jouet des annonceurs. Le désastre que constatent les deux philosophes a pour cause une croyance exagérée dans la philosophie du progrès, le Positivisme qui fut porté par la gauche au XIXème siècle. Baudrillard, maintenant des positions sérieusement anti-capitalistes, renonce à cette idéologie relayée intensivement désormais par la droite libérale. Pendant les Trente Glorieuses, alors qu’il est de bon ton de dire que l’humanité atteint sa plénitude, le sociologue crie à la vaste fumisterie. A contre courant, Baudrillard considère que nous sommes entrés progressivement dans la sphère de l’ « inhumanité ».
L’émergence de la société de consommation s’enracine dans l’augmentation du pouvoir d’achat, et entraîne divers comportements comme les départs en vacances, pour s’y « ennuyer » souvent, considère Baudrillard. Charmé par la publicité, le consommateur est poussé à collectionner les objets. Dans cette manie de la possession, Baudrillard voit une forme d’onanisme. La critique de la technologie traverse par ailleurs toute sa pensée il critiquera la « virtualisation » de l’information dans son ouvrage au titre provocant : La guerre du Golfe n’a pas eu lieu où il fustige l’aspect « jeu vidéo » des images retransmises.
Dans l’autre par lui-même, Baudrillard dénonce l’émergence de l’informatique qu’il perçoit, en 1995 comme le parachèvement de l’abrutissement des masses. L’ordinateur correspondrait à l’aspiration imbécile à la paresse éternelle. Puisqu’il est possible de rester assis sur sa chaise d’ordinateur, la campagne par exemple est réduite à une « vaste entité sans intérêt ». Nous ne faisons là que pervertir notre rapport authentique à l’espace et à la terre.
Pierre Boutang,lui, caractérise l’avancée de la société consumériste comme une exacerbation des passions humaines néfastes : la jalousie, l’avarice se développent dans un monde que Boutang finit par baptiser « Goulavare » ( Le Purgatoire). Cette nouvelle société apparaît au philosophe catholique comme une période d’apocalypse : nous voilà revenus à une décadence digne de Sodome et Gomorrhe ou de la chute de l’empire romain. Le peuple s’est quant à lui laissé charmer par les sirènes des honneurs et de l’argent : voilà une conclusion que partagent assurément les deux hommes.
Une remise en cause de la « démocratie d’opinion »
Bien sûr, l’émergence de cette « totalité » libérale et consommatrice qui détruit des valeurs appelle une remise en question du système global. Pierre Boutang, élevé donc dans un milieu monarchiste, verrait dans le retour du roi, le comte de Paris en l’occurrence, un moyen de « réconcilier » les français. Par ailleurs, le philosophe royaliste, grand lecteur de Platon, espère une société « aristocratique » au sens premier justement, souhaitant ainsi que ce soient les « meilleurs » qui dirigent.
Boutang, en bon maurrassien, perçoit nos élus comme d’ignobles « politichiens de la démocrassouille ». S’appuyant sur la pensée de Georges Sorel, il mène une critique multiple : celle de la démocratie, du libéralisme ainsi que du peuple qui s’est laissé corrompre. La dénonciation de cette manipulation libérale à tous les points de vue peut être vue comme une critique implicite de la structure démocratique qui a permis un tel désastre. Ces analyses opérées très tôt n’auront de cesse de se vérifier. Par ailleurs, Boutang, dans le Purgatoire, condamne la remise en cause de la peine de mort et la légitimation de l’avortemen t : il faudrait selon lui supprimer la liberté d’un criminel plutôt que celle d’un enfant innocent. Il regrette ainsi la chute du pouvoir coercitif et l’adhésion étatique à de nouvelles conventions.
Une critique des images et de la Pornographie
Boutang, dans le chapitre « luxure » de son Purgatoire, s’en prend violemment à Georges Bataille qui réduit le sacré à la sexualité donc au « sacré négatif ». Pierre Boutang croit lui au « sacré positif » celui de la communication entre l’individu et le supérieur. Le penseur royaliste fustige le libéralisme général des moeurs qui, porté largement par le grand capital, nous conduit dans la sphère de la « pornocratie ».
Jean Baudrillard procède à une critique similaire dans l’autre par lui-même. Il considère que les réseaux médiatiques montrent les images de façon brute, détruisant ainsi cette distance, cette « scène » qui constitue le rapport premier au monde. D’après le sociologue, l’ « obscénité » caractérise aussi bien les médias que la pornographie : « le marché est une forme extatique de la circulation des biens, comme la prostitution et la pornographie sont une forme extatique de la circulation du sexe ». C’est ce même « fascisme » des images qu’il dénoncera à propos du 11 Septembre.
Après un voyage aux États-Unis, il écrit le petit opuscule "Amérique" où il condamne, animé d’une profonde colère, le « consumérisme », l’atomisation et l’individualisation de la société américaine. C’est cet alignement sur le mode de vie américain que craignait aussi Boutang qui y voyait une rupture radicale avec nos racines qui, aussi diverses soient-elles, convergeaient vers une morale de l’entraide et du labeur...
En conclusion :
La gauche des idées de Baudrillard qui démasque le piège publicitaire des Libéraux rejoint donc la droite des valeurs de Boutang, le monarchiste ayant appris à lire dans « l’Action Française », le Journal dont fut également lecteur le général de Gaulle guide d’une politique d’indépendance nationale et anti-américaine, dans ces années 60 qui virent, lors de Mai 68, l’effondrement du monde traditionnel.
Ouvrages cités :
Pierre Boutang :
Ontologie du secret
Le Purgatoire
Jean Baudrillard :
La Société de consommation
Le Systèmes des objets
La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu
Amérique
L’autre par lui-même