Vendredi 6 décembre 2002, rendez-vous avec Guy Béart. Il reçoit chez lui, dans sa villa de Garches, qui trône sur la colline, avec sa vue imprenable sur toute la capitale. Chez lui ? Un capharnaüm de livres, de disques, de revues, de cartons, certains en partance, d’autres jamais ouverts. Il se moque de son look : en robe de chambre, il range paresseusement, s’arrête sur une revue, se rassoit. Il fume comme un pompier. Son giton va faire les courses en Porsche à la ville. Il y a deux bolides allemands dans le garage. Pas d’autre signe extérieur de richesse.
Béart dépiaute ses archives, les souvenirs remontent, il raconte, sans ambages. Il est là, sur son fauteuil, un peu las, mais l’œil ouvert, inquisiteur. Qu’est-ce que je fous là ? Je réalise un sujet sur la chanson française et j’ai décidé de voir un des derniers grands maîtres de la chose.
Gainsbourg de Béart : « Qu’est-ce qu’il dit l’blaireau, là ? »
Si Béart s’est retiré des affaires, il est toujours rentre-dedans. Surtout quand il s’agit de démolir Gainsbourg… Qui ne l’avait pas loupé, par jalousie pure, et aussi par culpabilité, lors d’une émission de Bernard Pivot en date du 26 décembre 1986, où il comparait la chanson française (entendez par là ses confrères) à un art mineur… Lui qui piquait tout ce qu’il pouvait, textes et musiques ! La leçon insolente d’un escroc à un authentique poète, mélodiste, artisan d’un art non démagogique (pas de cul, pas d’inceste, ni de pédophilie), mais qui aura du mal à s’imposer dans les médias. On se demande bien pourquoi. Un Béart pas aigri, non, mais bien conscient du renversement en cours dans son domaine, où les imposteurs étaient rois : il nous balança ce jour-là l’histoire de Pierre Perret qui était censé avoir été pris tout jeune sous l’aile de Léautaud, avant de pleurnicher rétroactivement parce que le public (enfin, les médias) découvrait que Léautaud était un sale antisémite, et de torcher ensuite une préface aussi traîtresse que bien-pensante à son éditeur pour un ouvrage sur Léautaud… Des comme ça, Guy en avait des paquets. Pas très confraternel avec les anguilles et requins de ce marécage qu’on appelle showbiz !
Petite leçon du protecteur de la chanson française face aux assauts de la musique anglo-saxonne : « Gainsbourg a eu une mauvaise influence… Aujourd’hui on fait sonner les consonnes alors que les langues latines font sonner les voyelles… Il ne suffit pas de rimes pour faire une chanson, comme le croient les jeunes après Gainsbourg… Ils aiment et copient ce qui marche. Ce qui explique les sosies et les clones… Une époque de parodies et d’imposteurs… Gainsbourg a fait beaucoup de mal à la chanson… Quand il dit que la chanson est un art mineur, qu’il faut vendre beaucoup parce que ça disparaît, ça l’arrangeait bien, et ça le déculpabilisait de pomper ! »
Donc un Béart très au fait du renversement en cours dans la chanson, et par extension, en politique. Ce qui ne faisait pas de lui un traditionaliste ranci, pleurnichant sur le trio magique Brassens/Brel/Ferré, qui se réunit autour d’une table en 1969, au mois de janvier. 69 ? L’année érotique du trop fameux Gainsbourg, qui achetait cash à ses arrangeurs leurs mélodies, rapidement adaptées au marché, au goût du jour, pour générer encore plus de cash, qui permettra d’acheter encore plus de compositeurs, pardon, d’arrangeurs. Système gainsbourgeois basé sur une connaissance marketing du goût du public (et aussi de ce qui marchait chez les anglo-saxons), qui lui faisait empocher la totalité des droits d’auteur, en ne payant qu’une seule fois les véritables créateurs, qui étaient obligés de se re-creuser les méninges pour survivre. Dispositif de pillage libéral qui fera fureur et qui fera de Gainsbourg une idole nationale, un monument de la Chanson, mais surtout un homme riche (la chanson ne lui servait qu’à cela), avant que sa statue ne se lézarde.
« Sabar lui avait fait écouter une fois une musique anglaise. Quelques mois après, il [Gainsbourg] enregistrait soi-disant un truc à lui. Sabar rentre en séance : « Tu vas réenregistrer le truc de machin ? » Gainsbourg ne l’a alors plus fait travailler parce qu’il avait compris. »
Gainsbourg faussaire de la chanson… dès 1967 !
Notez la gêne de Gainsbourg, qui assume totalement le fait de piquer un accompagnement, quand Glaser le traite (habilement) de faussaire :
Aujourd’hui, grâce au Net, tout le monde est au courant (David Guetta applique la même recette), mais au début des années 2000, ça ne se disait pas. Difficile d’exister en face d’un tel truqueur. Guy Béart, l’anti-Gainsbourg, survivra parallèlement au showbiz, à sa façon, avec un travail et un rythme personnels, en s’autoproduisant (il a été le premier à fonder son propre label), restant un auteur compositeur interprète tout sauf léger, puisqu’il avait des Lettres, et des Sciences. Un artiste complet, totalement blacklisté dans les médias, à cause de sa grande gueule. Le premier qui dit la vérité…
Quelle idée aussi de balancer ce principe de Gainsbourg, rapporté par Jean-Pierre Sabar, « arrangeur » (comme le terme est bien choisi !) du Gainsbourg des années 70, et auteur entre autres tubes de Dieu est un fumeur de havanes, ou L’ami caouette :
« Je ne peux travailler avec quelqu’un que si je l’encule ».
Ami de la poésie, bonsoir.