Mon cher P., votre témoignage est édifiant, et j’en connais quelques autres qui pourraient le corroborer.
Mais on a tendance aujourd’hui à accuser les soixante-huitards de tous les maux qui affligent l’humanité, de la montée des incivilités à l’explosion de la grande criminalité, de la prostitution dans les grands ensembles à l’augmentation inquiétante des fraudes à la sécurité sociale ; et je me doute que votre texte va alimenter cette tendance, même si vous ne dites rien de tel.
Les excès dont vous avez souffert sont, je crois la conséquence de l’échec du mouvement de Mai (de la grève générale, qu’il ne faut pas oublier, et de la vague contestataire qui a alors déferlé sur l’occident), et de sa dénaturation, non de son succès.
Car c’est sur les ruines de nos espérances que se sont ouverts ces nouveaux marchés du désir et de la transgression, que Clouscard a bien analysés, et que s’est instauré cet ordre hédoniste de la consommation que personne ne remet en cause aujourd’hui,même les partisans de la manif pour tous.
Et si l’expression authentique des acteurs du mouvement n’est pas exempte de ces dérives, je le reconnais volontiers, les overdoses, les internement, les accidents de moto et les suicides qui ont décimé notre parti dès le début des années 70, prouvent bien que nous ne nous sommes nullement accommodés de cette mutation hédoniste ; alors que d’autres, qui étaient sur les mêmes barricades, s’accommodaient des perspectives qui leur étaient offertes, car leurs aspirations n’allaient pas plus loin, leurs convictions étaient faibles, et leur instinct de conservation suffisamment développé pour qu’ils se laissent convaincre facilement de profiter des nouvelles jouissances permises.
Il faut savoir aussi que les valeurs dont vous semblez déplorer la disparitions avaient été mises à mal par deux guerres mondiales, par le fascisme et plus encore par le développement dans la foulée du plan Marschall, que le vieil ordre patriarcal avait commencé à se fissurer dès les années 50, sous l’effet de cette grande révolution de droite, dont la première exigence est de faire place nette d’un univers moral qui l’empêche de s’étendre, selon la formule éclairante de Pasolini.
Et que le libéralisme décomplexé, la nouvelle Star, le bling-bling sarkoziste n’étaient pas exactement des incarnations des idéaux de Mai, que Valery Giscard d’Estaing, ou Raymond Barre n’étaient pas les héros d’une contestation qui vouait l’argent et l’échange aux gémonies.