Spécialiste du messianisme, Youssef Hindi donne dans cette interview une lecture particulière du conflit israélo-palestinien à la lumière des dernières actualités et en lien avec les travaux de recherche qu’il mène depuis de nombreuses années sur le sujet.
Maroc Hebdo : Vous avez une grille de lecture particulière du conflit israélo-palestinien. Quel est son intérêt et pourquoi avoir, à la base, choisi cette approche ?
Mon approche est empirique et elle est double. Elle est historique et politico-religieuse. J’ai publié en 2015 un livre intitulé Occident et Islam, tome 1 : Sources et genèse messianiques du sionisme. De l’Europe médiévale au choc des civilisations, dans lequel je retrace la généalogie du sionisme en remontant au XIIIe siècle. Ainsi, mes travaux de recherche ont mis en évidence les origines messianiques du sionisme.
La première tentative de refondation du royaume d’Israël eu lieu entre 1525 et 1532, lorsque deux rabbins kabbalistes, David Reuveni et Solomon Molcho, se sont adressés au roi du Portugal Jean III, au pape Clément VII et à l’empereur de Saint-Empire romain germanique, Charles Quint, pour qu’ils attaquent l’Empire ottoman en Palestine afin d’y créer le royaume d’Israël. Cette tentative a échoué, mais le projet n’a pas été abandonné.
Lors de la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne, en 1916, se trouva en difficulté, acculée par l’Empire germanique et sur le point de signer l’armistice proposé par le Kaiser. Une délégation sioniste se rendit alors au British Cabinet, le cabinet britannique de la Guerre, pour proposer un marché aux Anglais. Les sionistes promettent alors de faire entrer les États-Unis dans la guerre à leurs côtés, en échange de quoi les Britanniques devaient chasser les Ottomans de Palestine et l’offrir aux Juifs. Ce fait historique est documenté. Des déclarations officielles du Premier ministre britannique de l’époque, Lloyd George, faisant état de ce marché conclu, sont consignées dans le rapport de la Commission Peel (juillet 1937).
En outre, j’ai mis en évidence que la méthode de conquête de la Palestine par le Foyer national juif, depuis les années 1920, et de l’État d’Israël depuis 1948, est l’application à la lettre de la conquête de la Terre sainte telle que racontée par la Bible hébraïque, et plus précisément le livre de Josué. Le projet de Grand Israël, du Nil à l’Euphrate, est lui aussi fondé sur la Torah (Genèse, 15:18). Le rabbi Fischmann, membre de l’Agence juive pour la Palestine, a déclaré dans son témoignage au Comité spécial d’investigation de l’ONU du 9 juillet 1947 : « La Terre promise s’étend du fleuve d’Égypte à l’Euphrate. Elle inclut une partie de la Syrie et du Liban. »
Les pères du sionisme, et les fondateurs du Foyer national juif comme Théodore Herzl et Ben Gourion, se réfèrent à ces frontières bibliques, malgré leur athéisme.
Le sionisme contemporain est la forme sécularisé d’un projet messianique, biblique. Mais aujourd’hui, les dirigeants israéliens sont des juifs orthodoxes qui ne cachent plus le caractère religieux, messianique et eschatologique de leur politique.
Quid du sort de la bande de Gaza, en particulier ? Comment le projet que vous décrivez peut-il expliquer les événements en cours depuis le 7 octobre 2023 ?
L’origine de ce projet se trouve dans la Bible hébraïque (Josué, 13:1-6) qui considère que Gaza appartient aux fils d’Israël.
En 1956, Israël annexe la bande de Gaza (qui était occupée par l’Égypte) ainsi que le Sinaï. L’État hébreu est contraint par les États-Unis et l’Union soviétique de s’en retirer.
En 1967, durant la guerre des Six Jours, Israël occupe de nouveau Gaza et la colonise jusqu’en 2005. Le Sinaï est colonisé par les Israéliens jusqu’en 1982.
Mais Tel-Aviv n’abandonne pas le projet de colonisation de Gaza qui s’accompagne d’une épuration ethnique.
En juillet 2014, le vice-président de la Knesset, Moshe Feiglin, propose le plan suivant pour Gaza :
« Un avertissement du Premier ministre israélien à la population ennemie, dans lequel il annonce qu’Israël est sur le point d’attaquer des cibles militaires dans leur région et demande à ceux qui ne sont pas impliqués et ne souhaitent pas être blessés de partir immédiatement. Le Sinaï n’est pas loin de Gaza et ils peuvent partir. »
« Attaquer l’ensemble de la "bande cible" de Gaza avec la force maximale des forces de défense israéliennes (et non une infime partie de celle-ci) et avec tous les moyens conventionnels à leur disposition. Toutes les cibles militaires et infrastructures seront attaquées sans tenir compte des "boucliers humains" ou des "dommages environnementaux". »
« Un siège total est imposé à Gaza. Rien ne peut entrer dans la zone. Israël autorisera toutefois la sortie de Gaza. (Les civils peuvent se rendre dans le Sinaï) »
« Une fois que les forces de défense israéliennes auront achevé de "ramollir" les cibles grâce à leur puissance de feu, elles conquerront toute la bande de Gaza. »
« Gaza est un fragment de notre Terre et nous y resterons jusqu’à la fin des temps... Elle deviendra partie intégrante de l’État d’Israël et sera peuplée par les Juifs. »
Le 12 janvier 2018, Haaretz rapporte que Benyamin Netanyahou a demandé au président Barack Obama de donner aux Palestiniens le Sinaï en échange de l’annexion de parties de la Cisjordanie. Ce plan est similaire à celui qui a été proposé par Israël à l’administration Trump qui inclut dans l’accord des échanges de terres dans le Sinaï.
Aujourd’hui, les bombardements israéliens sur le Nord de Gaza visent à pousser ceux qui y vivent vers le Sud, afin d’exercer une pression sur l’Égypte pour qu’elle accepte de recevoir les Gazaouis dans le Sinaï.
Peut-être que votre approche permet de rationaliser jusqu’à un certain point les agissements de la classe politique israélienne, mais comment expliquer par contre le soutien occidental à Israël ? En d’autres termes, de quoi ce soutien est-il finalement le nom ?
Elle est le nom de la puissance du lobby pro-israélien aux États-Unis et en Europe, comme l’ont d’ailleurs mis en évidence les deux célèbres universitaires américains Stephen Walt et John Mearsheimer ; mais ce soutien inconditionnel à un régime d’apartheid, raciste, pratiquant l’épuration ethnique, est également le nom d’une crise importante que traverse l’Occident dominé par les valeurs inégalitaires du monde anglo-américain judéo-protestant. C’est un des sujets que je traite en profondeur dans mon dernier livre La Guerre des États-Unis contre l’Europe.
La crise interne au monde occidental, où la fracture entre une oligarchie et des peuples de plus en plus appauvris, se répercute sur les relations internationales. Jadis, la France, de tradition catholique égalitaire, jouait un rôle d’équilibre entre l’Orient et l’Occident, entre les États-Unis et la Russie.
Après avoir été intégrée à l’espace et au système étasunien, l’Europe a été colonisée mentalement. La politique arabe a totalement disparu après le départ de Jacques Chirac, et plus aucun pays européen n’a, à ce jour, la volonté politique de retenir les États-Unis et Israël dans leur course vers la guerre mondiale.
Par conséquent, Israël sera arrêtée, soit par une médiation de la Russie qui tente actuellement de réduire les tensions au Proche-Orient, soit nous aurons une confrontation entre l’État hébreu et le Hezbollah, les milices chiites d’Irak sous le contrôle de l’Iran, voire une guerre directe contre Téhéran. Ce qui constitue un risque d’embrasement mondial, compte tenu des alliances de part et d’autre.
Dans quelle mesure la guerre en Ukraine et l’escalade dans le conflit israélo-palestinien se rejoignent, selon vous, puisqu’on comprend d’après vos différentes prises de parole publiques que l’une et l’autre sont interconnectés ?
Les conflits en Ukraine et au Proche-Orient, notamment depuis l’intervention russe en Syrie (novembre 2015), constituent deux fronts d’une même guerre opposant deux camps. Les États-Unis et leurs alliés contre la Russie et ses alliés. Cette grande guerre sur deux fronts, et peut-être un jour sur un troisième front en Asie-Pacifique contre la Chine, a été déclenchée par l’hégémon américain et Israël et son lobby qui a poussé les États-Unis dans la guerre contre l’Irak et les autres guerres contre les peuples du Proche-Orient. Je rappelle ici que le plan américain de redécoupage du « Grand Moyen-Orient » qui va du Maroc au Pakistan, baptisé « The Greater Middle East Initiative » et qui a conduit aux Printemps arabes et aux guerres successives contre le monde musulman, est la reprise et l’actualisation d’un plan israélien datant de 1982 et ayant pour nom A Strategy for Israel in the 1980’s (Une stratégie pour Israël dans les années 1980), connu aussi sous le nom de « Plan Oded Yinon ».