Vétché et mir ont longtemps su conjuguer leur tropisme égalitaire agraire avec les desseins autocrates des royaumes et Tsars de Russie. Mais cette insolite alchimie entre régimes princiers et systèmes démocratiques engendra fatalement quelques révolutions qui accouchèrent ensuite d’un communisme travesti. Ce bolchevisme aux velléités dictatoriales n’est ainsi pas tombé des cieux marxiens. L’Histoire est plus complexe que certains catéchismes l’affirment. Difficile de pénétrer la maïeutique slave.
Le peuple russe a toujours témoigné d’une singulière virilité d’âme. Il n’y a que notre ignorance gavée de Far West pour désavouer ce que, un siècle durant, il a pu endurer. Un « siècle rouge sang » se consumant entre conflagrations, famines et purges outrancières – à commencer par leur Grande Guerre patriotique, occasionnant plus de victimes que dans toutes les autres nations, soit vingt-cinq-millions. Un cycle mortifère donc, gangrenant un pays et un pouvoir jusqu’à les rendre récemment vulnérables au pire des capitalismes. Ou comment la déchéance d’un communisme frelaté s’est échouée dans les marécages du libéralisme. Dans les années 90, l’État fut ainsi vendu aux plus offrants, autrement dit à quelques affairistes n’ayant que faire de patrimoine, de culture ou d’identité, au point que près de cinq-millions de km² de territoire et cinquante-millions de citoyens se sont disséminés en indépendances occidentales. Cette Russie en pâture s’est ensuite effondrée jusqu’à produire plus de cercueils que de berceaux. Qui pour se soucier d’une telle agonie ?
Notre Occident exalté par ses philanthropies libérales et ivre de ses arrogances capitaleuses minaudait alors dans une insolente indifférence. Faut dire que notre Europe, pourtant contiguë aux terres russes, a toujours préféré se westerniser que se soviétiser. L’absolue antithèse d’un Cuba.
Qui donc pour croire encore que le plus vaste pays au monde puisse saillir d’une telle hécatombe ? Souveraineté souillée, hégémonie décomposée, économie débridée, église moribonde et armée ruinée ; toute une civilisation semblant s’achever au bout de son millénaire...
Un homme cependant refusa d’entendre sonner le glas de sa patrie. Vladimir Poutine. Cet homme envisagea même un audacieux projet pour replacer son pays au centre de l’échiquier mondial…
Quinze années passées à des postes subalternes
Néanmoins, rien ne semblait présager cette ambition prométhéenne. En effet, il évolua d’abord, dans les années 80, au sein du KGB comme petit lieutenant-colonel affecté à des rapports n’intéressant presque personne ; puis, la décennie suivante, après avoir été l’assistant du nouveau maire de Leningrad, Anatoly Sobchak, et celui de l’économiste Anatoli Tchoubaïs au Kremlin et, avant d’être promu par Boris Eltsine Premier ministre – d’un gouvernement en décrépitude –, il devint l’éphémère directeur d’un FSB (service fédéral de sécurité) tournant alors à vide. Ainsi, en 1999, Poutine possède peu d’expérience politique et seulement trois ans de métier au sein de la haute administration. Il n’a aucun parti derrière lui.
Il rédige malgré tout une synthèse politique particulièrement avisée, intitulée « Sur la Russie au tournant du millénaire », dans laquelle il cherche résolument à en finir avec cet État mafieux détruisant son pays depuis plus de dix ans. Il y constate, dans un premier temps, l’abondante recrudescence de marchés noirs, de crimes organisés, d’alcoolisme, de toxicomanie et de prostitution ; il y souligne ensuite la banqueroute de son économie obnubilée par le développement de matières premières et de défense, n’intéressant de la sorte plus aucuns investisseurs étrangers, et reléguant la production de biens de consommation et de services au rang des superflus.
« Les problèmes sont le résultat de nos propres erreurs », insiste-t-il. « Le communisme a démontré avec éclat son incapacité à générer un développement autonome et sain, en condamnant notre pays à être toujours à la traîne des pays économiquement développés. […] Faut-il une nouvelle révolution dans ce pays qui en a tant connu ? Seuls des fanatiques ou des forces politiques indifférentes à la Russie et à son peuple peuvent appeler à une nouvelle révolution. […] Notre avenir dépend de notre capacité à combiner les principes universels de l’économie de marché et de la démocratie avec les réalités russes. »
Poutine prône une voie nationale pour relancer la croissance économique. Excluant tout recours à la force et s’appuyant sur la cohésion sociale d’un peuple ne demandant qu’à recouvrer stabilité, confiance et fierté, il considère qu’un État fort mais pas totalitaire serait l’outil adéquat pour coordonner le rétablissement de la Russie. Il parle alors de « consensus social volontaire ». En outre, il souhaite unifier les valeurs traditionnelles russes aux valeurs humanistes universelles et créer ainsi un climat approprié pour les investisseurs étrangers.
Mais, il a beau avoir échafaudé un programme salvateur pour son pays, il n’est alors qu’un énième premier ministre de Boris Eltsine (le cinquième en dix-sept mois), et la population russe n’a que faire de lui : en août 1999, seulement 1% des citoyens accordent du crédit à cet austère inconnu.
« Nous irons buter les terroristes jusque dans les chiottes »
Toutefois la donne va être brutalement bouleversée par une série d’attentats faisant plus de trois-cent morts et un millier de blessés. En effet, le terrorisme islamiste répand cet été-là un climat de peur sans commune mesure. Cela débute le 04 août à Bouïnaksk, dans le Daghestan, une voiture piégée terrasse 64 personnes et en mutile plus de 130 ; cinq jours plus tard, dans un immeuble de Moscou, 400 kg d’explosifs déciment 94 Russes et laissent 249 blessés ; le 13 août un autre immeuble de la capitale engloutit 118 résidents et en meurtrit 200 ; le 16 septembre c’est cette fois-ci un camion piégé à Volgodonsk qui exterminera 17 piétons et en estropiera 69.
Rappelons qu’en juin 1995, l’effroyable prise d’otages dans l’hôpital de Boudionnovsk s’acheva en véritable boucherie avec des centaines de victimes, ce qui avait alors passablement traumatisé une population déjà démoralisée par la dureté des conditions économiques du moment. Autant dire que les émanations de terreur dans lesquelles baigne la Russie en 1999 furent quasi providentielles pour un homme résolu et vigilant comme Poutine. Certains, comme Hélène Blanc, iront même jusqu’à prétendre que l’ancien chef du FSB orchestra ces attentats pour entamer sa guerre dans le Nord-Caucase. Le complotisme avait déjà vocation universelle…
La Tchétchénie a toujours été un virulent ennemi travaillé par le ferment islamiste ; et la laisser ainsi exprimer son antagonisme révoquait indiscutablement la souveraineté russe.
« Lorsque le pouvoir fait preuve d’indécision, le peuple ne lui pardonne pas. » Poutine l’a très bien compris et va apporter sa solution. Elle est radicale. Les citoyens découvrent alors un homme à la politesse à la fois racée et virile, qui dit ce qu’il va faire et fait ce qu’il a dit. Dès la fin de l’été l’armée russe empiète sur le Daghestan avant de pénétrer en Tchétchénie…
C’est une guerre impitoyable, rassurant d’autant plus les Russes qu’elle propulse en à peine quatre mois Poutine au sommet du Kremlin. C’est certainement dans cette détermination drastique que le peuple slave a trouvé un écho à sa force d’âme constitutive. Comme une colère à la fois exacerbée et contrôlée…
Le 26 mars 2000, Poutine est élu président au premier tour avec 52,52% des suffrages.