À Montréal, en 1994, trois amis, Shane Smith, Suroosh Alvi et Gavin McInnes fondent un fanzine, Voice of Montreal, soutenu par des aides publiques sous couvert d’un programme de réinsertion pour les toxicomanes. La revue est gratuite et distribuée dans les rues. Deux ans plus tard, les trois compères se séparent de leur éditeur originel. Ôtant une simple lettre au titre, ils créent un nom délibérément provocateur : Vice.
Les trois hommes désirent faire « un media pour les 18-35 ans », selon les mots de Benjamin Lassale, directeur de Vice News en France. Leur but : prendre la place des médias traditionnels qui auraient éloignés ces jeunes gens de l’information. Pour cela, Vice engage des journalistes dont l’âge moyen est de 25 ans et dont les préoccupations tournent autour du sexe, de la drogue, de l’actualité « décalée », des évènements insolites et de la contre-culture. Ce mouvement journalistique proche du « gonzo » se rattache ainsi à la pensée hipster qui participe de la mode tout en prétendant conserver son originalité. Tout le medium se positionne d’ailleurs à partir de paradoxes : être vicieux sans être pervers, être reporter sur le terrain mais filmer à l’hollywoodienne, être cool mais rester fier, être libre mais financé par les puissants, etc. À l’arrivée, et sans surprise, on se retrouve face à un enfant gâté, mais rebelle, du néo-libéralisme. Avec ses branches nombreuses et complexes, Vice Media cache encore l’ampleur de sa présence sur la planète. C’est donc de cette croissance fulgurante que l’Ojim a décidé d’inspecter les racines et de s’interroger sur l’air qu’il respire.
Financement, propagation, économie : The Fourth Estate
Désireux de rattraper les magnats de la diffusion tels que CNN et MTV, Vice est d’abord devenu une puissance économique majeure qui se caractérise par son omniprésence et dont voilà sa propre définition :
« Média international, leader sur le marché de la production et de la distribution de contenus vidéos en ligne. Vice possède plus de 36 bureaux à travers le monde et s’est développé jusqu’à devenir un véritable réseau multimédia, comprenant la première source vidéo de contenus originaux en ligne, VICE.COM ; un réseau international de chaînes numériques ; un studio de production ; un label et une maison d’édition. Parmi les plateformes digitales de Vice, on peut compter Noisey, la chaîne des découvertes musicales ; The Creators Project, dédié à l’art numérique ; Vice News, qui traite de l’actualité ; Motherboard, qui couvre les nouvelles technologies ; Munchies, la chaîne cuisine ; Thump, consacré à la musique électronique et Fightland, une chaîne dédiée à la culture des arts martiaux mixtes. En 2012, Vice a acheté la publication anglaise i-D et a lancé le site i-D.co, dédié à la mode et à la vidéo. En 2013, Vice a lancé une série de documentaires pour HBO. Cette série nommée aux Emmy en est à sa seconde saison, et a été renouvelée pour deux autres, prévue pour 2015-2016. »
Vice joue la transparence sur ses divers financements : 250 millions de dollars reçus en septembre 2014 du fond d’investissement TCV (un fond de la Silicon Valley qui soutient, entre autres, Facebook et Netflix) ; Murdoch qui a son siège au conseil d’administration et sa part de 5 % (autrement dit 70 millions d’euros engagés) ; l’agence de publicité WPP ; l’agence Intel qui verse des millions de dollars à un site Vice, Creators Project, consacré à l’art et à la technologie ; BMW à l’occasion, en sponsorisant des reportages contre quelques images de ses voitures. Vice est donc un organe du capitalisme fait de parts et de sponsors, de gains et de chiffre d’affaires, de bourse et de compétitivité, comme cela se fait désormais. Mais un enfant du capitalisme qui continue à jouer au marginal fumeur de joints. Libération a parfaitement résumé l’esprit Vice :
« Ils ont retenu du punk son nihilisme, son insolence, son irrévérence. Tous ces éléments qui, par un étrange effet de distorsion, relient l’insurrection adolescente et le capitalisme. Car, au fond, qu’est ce qu’un punk qui refuse de se renier tout en s’envisageant un futur ? Un néolibéral. »
Remarquable analyse de la part d’un journal qui a suivi peu ou prou la même voie, le gauchisme remplaçant le punk. « Seuls Facebook et Google peuvent me racheter », déclare Shane Smith qui ne s’embarrasse guère des convictions et du positionnement de ses mécènes ; son ouverture d’esprit est tournée dans une seule direction : « devenir un diffuseur de culture, un producteur de contenus ». Et ces gros mots résonnent parfaitement dans l’oreille mondialisée du consommateur avide de possessions virtuelles ; l’actualité est le nouveau pain du peuple boulimique.