Avec l’Assemblée nationale constituante le modèle de société est en débat. Dans ce modèle, l’économie occupe une place centrale. Le pain de chaque jour est vital à tout le reste, sauf dans les moments d’exceptions politiques, qui, nous le savons, ne sont pas éternels. Produire ce pain peut être garanti par un privé, par l’État, par une communauté organisée, ou par une alliance entre parties. Cela semble être un consensus dans le chavisme actuellement et pour les années à venir.
À l’intérieur de ce possible consensus des débats ont lieu. L’un d’entre eux concerne l’État. Le point d’accord est que l’intervention de ce dernier est nécessaire, et que certaines branches de l’économie doivent être sous son contrôle. Il serait nécessaire de déterminer lesquelles, selon les objectifs pour l’étape que nous traversons, et dans une perspective de transition au socialisme. Cependant, la discussion se complique à l’heure de tirer le bilan de dix-huit ans de tentatives, d’essais, de plans déjà exécutés. Qu’est-ce qui a pu se faire et qu’est-ce qui n’a pas pu ? Et pourquoi ?
La droite en profite comme d’habitude pour réaffirmer son sens commun néolibéral : l’État est inefficace, le secteur privé sait, lui, gérer. Pour démonter cette matrice il est facile de voir qu’il n’y a jamais eu de véritable entreprise privée au Venezuela, pas plus celle qui a vécu des devises de l’État que celle qui a toujours préféré importer pour spéculer, que produire sur place. Mais l’État en tant que tel ? Que se passe-t-il avec la production sous son contrôle, avec les entreprises expropriées, achetées, créées, avec les plans de développement agricoles, les objectifs tracés ? C’est là que semble être la zone complexe, qui reste peu abordée, et rend difficile le débat sur le modèle, sur de possibles mesures centrales à prendre dans ce pays en guerre, où l’État doit avoir un rôle déterminant.
Particulariser la discussion peut en réduire la portée, la mener dans l’abstrait peut affaiblir la force à l’argumentation. En guise d’équilibre impossible je vais parler d’une expérience récente : le débat mené dans le cadre des déplacements des députés constituants dans les territoires avec des ouvriers de la Centrale sucrière Ezéquiel Zamora, et avec des producteurs agricoles dans le Centre technique productif socialiste Florentino, les deux situées à Barinas, toutes deux propriétés de l’État. La conclusion à laquelle on arrive est que les projets ont été bien posés selon les capacités du territoire, selon les marchés d’achat et vente, et malgré cela n’ont pas réussi à se développer. Ils fonctionnent à un pourcentage de production inférieur à leur potentiel, sans compter qu’ils devaient, selon le plan, croître.
Que s’est-il donc passé ? Quelles raisons ont empêché le développement de ces entreprises ? Il ne s’agit pas dans ces cas, comme c’est arrivé dans d’autres, d’achats d’entreprises qui sur le point d’être mises en faillite par leurs propriétaires, avec des machines obsolètes et des marchés fermés. Les réponses sont diverses mais elles se concentrent en un point : la corruption, c’est-à-dire la mauvaise utilisation des fonds, l’utilisation de ce qui est public pour le bénéfice personnel/familial, comme par exemple, de l’argent qui est arrivé et n’a pas été investi, du bétail et des machines vendus illégalement – l’univers de la corruption est bien plus grand : évasion fiscale, comptes dans des paradis fiscaux, surfacturations et un et caetera dans lequel les grands entrepreneurs sont experts.
Il s’agit d’un thème difficile à aborder, parce qu’en partie, c’est une arme avec laquelle la droite – immergée jusqu’au cou dans la corruption – attaque tous les processus progressistes et révolutionnaires. Le problème c’est que nous ne pouvons laisser à ces secteurs le monopole de « l’explication ». Un de ceux qui, depuis nos propres rangs, étudient le sujet, c’est, par exemple, le vice-président bolivien Álvaro García Linera, qui dans une entrevue récente, exprime des concepts comme celui de la « démocratisation de la micro-corruption » et pose la question centrale : que faire devant ce problème ?
« C’est un fait qui te ronge la morale, alors que la seule force qu’on a quand on vient d’en bas c’est la force morale (…) Si tu deviens permissif tu perds ta force morale (…) Si tu perds moralement tu perds générationnellement, la pire défaite d’un révolutionnaire est la défaite morale. Tu peux perdre des élections, perdre militairement, perdre la vie, mais ton principe, ta crédibilité sont toujours debout, par contre quand tu perds la morale tu ne te relèves plus. » Il explique, en mettant l’accent sur la dimension morale, la nécessité d’identifier les responsables, de les juger, de se frapper durement.
Cet impact moral est évident. En particulier à cause de l’impunité qui a généralement régné face à ces situations. On pourrait formuler plusieurs hypothèses pour expliquer que la logique de sanctionner la personne en l’écartant de son poste – parfois pour le nommer à un poste équivalent – a substitué celle de juger : la culture politique, la corrélation de forces, le manque de suivi qui permettent de mener les cas à la justice. Il existe sûrement plus d’explications. L’absence de sanction des responsables affecte les ouvriers, les producteurs agricoles, les habitants de la zone, du pays, mine la bataille d’idées de la révolution, sa construction d’un sens commun.
Il existe une autre dimension en plus de la morale : l’économique. Prenons un cas qui apparaît systématiquement dans chaque commune, ou territoire agricole : Agropatria, l’entreprise publique qui doit fournir des matières premières pour la production. Toutes les descriptions signalent que l’entreprise dispose des matières premières nécessaires mais que celles-ci sont revendues par des réseaux de bachaqueros. Les recherches conduisent à la complicité entre le personnel de l’entreprise et des revendeurs. Le gain pour les corrompus et les mafias est important, le poids pour les producteurs aussi ; leurs coûts de production augmentent, leurs gains diminuent, les prix – avec des bénéfices extraordinaires pour les intermédiaires – augmentent, le pouvoir d’achat est frappé, la guerre économique en devient plus aiguë pour les secteurs populaires.
Débattre des causes de la situation de l’économie publique est la clé pour aborder le modèle et les mesures nécessaires, immédiates et stratégiques. L’hypothèse est que le problème ce n’est pas le modèle socialiste – comme le martèle la droite – mais qu’il n’a pas été possible de développer comme prévu la stratégie. Cela est dû, en partie, à la corruption qui a freiné, parfois brisé, des initiatives clés. Nicolas Maduro l’a dit dans son discours devant l’Assemblée nationale constituante : « Le neuf n’arrive pas à naître, et parfois il se met à mourir à cause de la bureaucratie et de la corruption. Et le vieux n’arrive pas à mourir, et parfois il poignarde le neuf. » La corruption dans la sphère de l’État n’est pas l’œuvre du chavisme mais une partie endémique de la formation économique, politique et étatique, pétrolière, un lubrifiant constitutif du capitalisme. Ce n’est pas un problème nouveau, il ne se résout pas d’u coup de baguette magique.
Les récentes lois proposées par le président Maduro face aux grands réseaux de corruption du CENCOEX et des systèmes publics d’octroi de devises aux entreprises privées censées importer des médicaments ou aliments mais qui les ont revendus sur le marché parallèle, vont dans le bon sens : il s’agit non seulement reprendre les enquêtes freinées par le Ministère public, mais de confisquer les biens de ces grands groupes privés pour les remettre non à l’État mais directement à la population. Il y a eu plusieurs arrestations ces dernières semaines : au sein du Ministère public, de la compagnie publique du pétrole PDVSA, à l’Hôpital de Valencia, et Maduro a demandé de reprendre l’enquête de CADIVI, l’organe chargé d’octroyer des devises étrangères. Si on y ajoute aussi le cas, par exemple, de Pequiven, filiale de PDVSA, au début de l’année, on voit que le problème touche des zones clés de l’État pour le développement économique, et qu’il existe des responsabilités dans les hautes sphères. La capacité d’affronter les agressions multiformes seraient d’une autre ampleur avec un État à la capacité productive consolidée, avec une justice dans les zones où la corruption s’est installée en lien avec les plans de ceux qui conduisent la stratégie contre le Venezuela. Une coïncidence qui peut s’expliquer par l’action des facteurs de guerre pour générer de la corruption dans des zones et des territoires géographiques stratégiques.
Ce dernier point place la corruption dans le problème majeur actuel : le plan de récupération du pouvoir économique par le bloc putschiste, dirigé depuis les États-Unis. Les détournements de fonds/complicités de frontière/manque de suivi/sabotage, ont pour objectif – pour ceux qui dirigent la guerre – la paralysie progressive de l’économie pour asphyxier la population. Mais ils remplissent aussi un autre objectif, celui de décomposer le tissu social, de rompre les solidarités populaires. On a vu ces derniers temps comment la corruption a augmenté dans l’espace public quotidien, sur de petites échelles, une « démocratisation de la micro-corruption » analysée par García Linares – plus seulement dans l’État mais aussi dans la société.
Il est central d’exercer la justice, d’appliquer le poids de l’État sur l’État lui-même, sur les grands groupes privés, de commencer d’en haut, de l’intérieur, jusqu’en en aval – le populaire n’est pas un synonyme automatique d’innocence. Il faut le faire pour appliquer les mesures prises, stimuler la force économique propre que peut développer l’État – celui-ci a montré sa capacité de réussir dans plusieurs expériences – accompagner le développement social/communal, établir des accords avec le secteur privé qui se concrétisent vraiment et ne deviennent pas une source d’enrichissement illégal.
Nous avons besoin de débattre de l’État, de sa puissance et de ses failles, de faire le bilan de ce qui a été fait, de le corriger dans notre stratégie, de mettre des noms sur les responsables des vols et de les juger, et de ne pas recommencer à créer les mêmes structures qui ne peuvent se maintenir vu leurs logiques de fonctionnement, le manque de suivi et de sanctions. Dans le cas contraire on peut courir le risque de répéter les erreurs, de ne pas réussir à construire des solutions nécessaires dans ce contexte de guerre, et de maintenir une culture de l’impunité qui, on le sait, génère davantage d’impunité.