Le rap est une imposture, nous disent certains dans le cadre d’une critique radicale de cette mouvance culturelle. La messe est-elle dite et l’affaire classée ? Ce n’est pas l’avis de tous. Et s’il existait un nouveau rap français, réellement révolutionnaire cette fois, loin des labels, des radios et des réseaux d’influence ? Un rap de qualité, œuvre d’artistes courageux et lucides, boycottés par les médias mais stars sur Internet, et qui n’hésiteraient pas à désigner de vrais ennemis : le capitalisme, les USA, Israël, la mondialisation, les manipulateurs qui font leur beurre sur la détresse des quartiers difficiles. Plongée dans une nébuleuse en pleine expansion qui risque bien de vous réconcilier avec le rap !
Je vous ai parlé dans le dernier numéro de Rébellion du pamphlet de Mathias Cardet, L’Effroyable Imposture du rap. Nous avons vu que bien souvent, derrière l’imagerie révolutionnaire du rap se cachait une idéologie tout à fait dé(mo)bilisante, visant à orienter les jeunes des classes populaires dans une impasse, celle des compensations hédonistes, du matérialisme le plus étroit et d’une posture racailleuse aux antipodes de toute émancipation sociale. Ce dur constat était hélas exact, mais l’auteur prenait le parti d’examiner le hip-hop uniquement comme sous-culture de masse aux mains des grands labels (et d’autres secteurs du marché comme les médias ou certaines marques de vêtements), il écartait la périphérie pour faire le procès du centre, il condamnait ce qu’avait trop souvent été le rap sans s’interroger sur ce qu’il pouvait être encore. Ce n’est pas un reproche que j’adresse à Cardet, l’objet de son livre était bien défini dès le départ, et il avait même ajouté à la dernière page un avertissement explicite : « L’auteur du livre a pris le parti de s’attarder uniquement sur les impostures du rap. Auront donc été omis volontairement les authentiques… »
Le sujet que je vais aborder aujourd’hui est donc bien différent du sien puisque nous allons nous arrêter sur un phénomène beaucoup plus positif et encourageant : la récente apparition dans le rap francophone d’artistes d’un genre tout à fait nouveau, porteurs d’idées dont certaines sont chères à nos lecteurs mais qui auraient été tout à fait impensables dans le hip-hop il y a une dizaine d’années. Je citerai dans cet article un certain nombre d’extraits de chansons dont la simple lecture est bien sûr d’un intérêt très relatif : je vous encourage, pour mieux replacer ces citations dans leur contexte formel, à aller écouter les chansons dont elles sont tirées, j’indique à chaque fois le titre et l’auteur et elles sont, pour la grande majorité, disponibles en libre écoute sur YouTube.
Il ne s’agit pas d’une école en particulier ni d’un mouvement concerté mais d’une tendance de fond, qui éclot çà et là chez des rappeurs très différents les uns des autres mais tous en rupture avec ce qui a constitué très longtemps ce qu’on pourrait appeler le background idéologique du rap. Comme l’écrivait Cardet, la mise en place du business du rap s’est faite sur fond d’enrégimentement des jeunes de quartiers populaires derrière des bannières que, d’en haut, on leur avait mises entre les mains : l’association SOS Racisme, téléguidée par le parti socialiste, en fut peut-être la plus emblématique [1], et certains leaders de la gauche bourgeoise, comme Jack Lang, Harlem Désir ou Olivier Besancenot, ont rêvé un temps de faire de ce mouvement un vecteur de propagande à leur profit susceptible de leur ramener des voix dans ces quartiers.
1980-2000 : entre antiracisme et bolossage
Il est vrai que certains aspects sociologiques du rap étaient susceptibles d’amener de l’eau à leur moulin. Tout d’abord, c’était un mouvement venu des États-Unis, pays que l’Europe s’est habituée à considérer comme le vecteur de toutes les nouvelles tendances sociétales. Or, rappelons que lorsqu’en 1984 est créé SOS Racisme, l’URSS n’est pas encore tombée et nous sommes donc encore, de fait, en pleine guerre des blocs. Il se trouve que plusieurs parrains parmi les plus influents de SOS Racisme, comme Bernard-Henri Lévy, ne cachent pas leur antisoviétisme virulent, positionnement géopolitique qui s’accompagne d’ailleurs souvent sur le plan politique d’un antimarxisme pur et simple.
Dès lors, on ne s’étonnera pas que Sébastien Farran, manager du groupe mythique NTM, ait déclaré il y a quelques années en interview :
« Ce qu’on aimait dans le rap, c’était le côté américain, grosses baskets. L’alternatif [il fait ici référence à certains courant du rock], c’était l’opposé des Américains, c’était des Soviétiques [2]. »
Pas étonnant non plus, dans cet esprit-là, que Joey Starr, un des deux rappeurs du même groupe NTM, soit devenu un ami proche de Besancenot dès le temps de la LCR (trotskiste peut-être mais anticommuniste sûrement, et ce en dépit du nom trompeur du parti !) et que ce même Besancenot ait participé à l’album de Monsieur R – album intitulé à bien mauvais escient Politikment Incorrekt – prêtant sa voix à l’introduction d’une chanson qui n’est autre qu’un très mauvais remix hip-hop d’Antisocial du groupe Trust. Le même Monsieur R qui participa à la campagne du NPA aux présidentielles de 2007 et qui avait composé une jolie chansonnette intitulée Fransse dont la graphie SS montrait bien ce qu’il pensait du pays dont son pote Olivier briguait la présidence… D’ailleurs les paroles ne laissaient planer aucun doute : « La France est une garce, n’oublie pas de la baiser jusqu’à l’épuiser, comme une salope faut la traiter… [3] » Comme chanson de campagne, c’est vrai que c’est assez original !
Ensuite – et c’est là le deuxième aspect qui a pu laisser croire aux partis de la gauche bourgeoise qu’ils pourraient tirer les marrons du feu allumé par le rap – on pouvait constater une surreprésentation dans les groupes hip-hop de jeunes d’origine étrangère (reflet de cette même surreprésentation dans les quartiers d’où étaient issus ces jeunes), ce qui en faisait les cœurs de cible idéaux pour leur discours « antiraciste », discours dont on sait aujourd’hui que l’objectif n’était pas réellement de combattre le racisme mais de procéder à une vaste entreprise de clientélisme électoral et de disqualifier moralement à la fois l’opposition nationale et les classes populaires « de souche ».
Au début, tout a fonctionné et les jeunes rappeurs, séduits par les opportunités qu’on leur faisait miroiter, sont rentrés dans la combine, sans même vraiment avoir conscience d’être utilisés. Un album collectif ayant réuni plusieurs grands noms de la scène hip-hop des années quatre-vingt-dix demeure comme un témoignage de cette période : Sachons dire NON, un disque sorti en 1998 initié par le même Monsieur R cité plus haut et entièrement consacré à la lutte contre le Front national. On assiste alors au recours systématique à la reductio ad hitlerum avec, au nom du combat contre l’intolérance, des paroles assez paradoxales :
« Faut les exterminer ! […] Faut les coffrer, leur faire subir les pires châtiments ! […] les déguster, en faire un buffet de mufles et les bouffer jusqu’à étouffer ! [4] »
Cet épisode marque le point culminant de l’instrumentalisation de ces artistes à la mode par une partie de l’intelligentsia politique.
C’est par la suite, à partir des années 2000 et suivantes, que ça va commencer à se gâter et que le bel édifice va peu à peu se fissurer. Si la belle mécanique du rap officiel et subventionné se grippe, c’est pour plusieurs raisons. Certaines contradictions apparaissent, avec le temps, comme flagrantes aux yeux du public : comment, en effet, concilier des appels dogmatiques au métissage généralisé façon Benetton avec, de plus en plus souvent et spécialement venant des quartiers les plus durs, des accès exaltés de haine raciste à l’encontre des Blancs ? La question devra bien finir par se poser : jusqu’où, au nom de la lutte antiraciste (traduction : lutte contre un certain nombre d’épouvantails tels que les flics ou les électeurs FN, quand ce n’est pas tout simplement le Français moyen dans sa version Bidochon), peut-on tolérer certaines formes de dérapages… racistes ?
C’est l’époque des grandes manifestations étudiantes à Paris (avec, comme point culminant, le mouvement de protestation contre le CPE en 2006), auxquelles se joint un grand nombre de banlieusards, non pas pour soutenir le combat des étudiants mais pour les dépouiller de leur argent et de leurs téléphones portables à la faveur du désordre ambiant. On parle de « bolossage » : action consistant à tabasser du « bolo ». Le « bolo » ? Contraction de « bourgeois-lopette ». Les « bourgeois », c’est ceux qui sont du centre, désignés ainsi par ceux qui sont de la périphérie – et il est vrai que dans une société de plus en plus paupérisée, on est tous le bourgeois de quelqu’un car on trouve toujours plus miséreux que soi. Les « lopettes », ce sont les garçons gentils, féminisés, inaptes à la bagarre, étrangers à l’atmosphère de prédation constante de certains quartiers. Le « bolo » : celui qui possède davantage que moi et qui ne se défendra pas si je le dépouille, la victime idéale donc. Puis, dans l’argot banlieusard, on passe insensiblement de « bolo » à « bolosse », évolution qui n’est pas innocente car la traduction a maintenant un sens un peu différent : le bolosse, avant de représenter pour lui-même un profil social quelconque, c’est celui qui est susceptible de se faire bolosser, donc passer à tabac. Le rap, bien entendu, s’en fait l’écho dans ses chansons, et Seyfu peut scander :
« T’as vu un babtou, y a une hagla qui va avec [5]. »
Le réveil du rap dissident
La violence, le racisme anti-blanc, les effets désastreux du communautarisme (tolérés et même voulus par l’État français), la ghettoïsation sociale et ethnique : voilà ce qu’on pourrait appeler la dynamique négative qui a porté un sérieux coup à la crédibilité du rap tel qu’il avait été pensé jusqu’alors par les élites de gauche. Mais il s’est fait jour, en parallèle, une dynamique positive qui, d’ailleurs, si elle s’est attaquée à cette conception problématique du rap, n’était pas en soi antirap, bien au contraire. Cette dynamique est venue du constat que les valeurs dominantes dans le rap officiel étaient bien souvent antinomiques de celles ayant cours dans les strates de la société d’où étaient censés être issus les rappeurs.
Ainsi, par exemple, auprès de populations à forte composante arabo-musulmane, les « muslimeries » pathétiques (pour reprendre une expression de Cardet) de certains artistes ne passaient plus. Un islam racailleux entièrement américanisé et faisant l’apologie des drogues, de la voyoucratie et des filles faciles ? Pas crédible pour la plupart, voire carrément insultant [6].
Comme j’avais pu l’écrire il y a quelques années au cours d’un dialogue triangulaire sur la question avec Michel Drac et Mustapha Cherif :
« Le fait est que les médias cherchent sciemment, à chaque manifestation d’incivilité des jeunes immigrés arabo-musulmans (ou de ceux qui les côtoient) à mettre lesdites incivilités sur le compte de l’influence pernicieuse de l’islam, comme si le Coran préconisait à ses lecteurs de dealer des stupéfiants, d’agresser les chauffeurs de bus, de brûler les voitures et de violer des femmes en bande. On présente les voyous en Lacoste et en casquette de base-ball comme des sectateurs de Mahomet alors que nous savons pertinemment que ces gens-là ont été allaités au rap américain, aux vidéos porno, à la culture bling-bling de MTV et au fantasme de l’argent facile entretenu par la pensée ultralibérale [7]. »
J’en suis plus que jamais convaincu.
Cette critique faite au nom des valeurs de l’islam se retrouve articulée dans des milieux bien différents et au nom de principes bien différents, parmi les athées comme parmi les fidèles d’autres religions, parmi les immigrés comme parmi les autochtones, parmi les banlieusards comme parmi les habitants du « centre » ou de la province. Une critique du matérialisme, de la superficialité du rap game, de l’hypocrisie marketing de la street credibility (rappelons que certains papes actuels du rap français, comme Booba ou La Fouine [8], sont immensément riches et vivent à Miami, bien loin – tant géographiquement que socialement – de leur public de prédilection), du fétichisme marchand, de la misogynie, de ce côté yankee imbuvable et bas de plafond.
Les nouveaux rappeurs contestataires (réellement contestataires cette fois) ont hâte de tuer le père et ont bien remarqué que, dans ce milieu prétendument radical et libéré où les artistes aiment orner leurs pochettes du fameux avertissement « explicits lyrics », il y a en réalité beaucoup de sujet qui sont tabous : est-il possible de faire réellement œuvre d’anti-impérialisme ? de critiquer le capitalisme ? de s’en prendre au sionisme ? de rapper l’amour des siens, de son peuple, de sa patrie – pas uniquement le fameux « bled » des origines mais aussi sa terre d’accueil ? Pour les marionnettistes de la gauche bourgeoise derrière l’industrie du rap français, tout ça sent le souffre et il n’est pas question d’adopter ce genre de poulains indomptables dans ses écuries.
D’où une explosion du marché parallèle de l’autoproduction, des petits labels autonomes, souvent fauchés mais vrais nids à nouveaux talents, d’artistes qui ne passent pas en radio car pas assez formatés pour ça mais qui n’en sont que plus intéressants à écouter. Le développement d’Internet a beaucoup favorisé cette explosion du rap indépendant, permettant une large diffusion de la musique sans avoir à passer par les labels ou les médias officiels et faisant appel à un type de promotion dans laquelle ce n’est pas le capital investi qui est déterminant mais la qualité du travail. Et de ce fait, c’est un tout autre son de cloche que l’auditeur un peu curieux peut écouter aujourd’hui, il découvrira en se promenant sur le net ou dans certaines salles de concert des thématiques qui auraient été impensables il y a encore une dizaine d’années et qui sont désormais traitées sans concession par des rappeurs de moins en moins aliénés.
Pas de char hip-hop à la Gay Pride
J’étais il y a quelques semaines à un concert d’Orelsan sous un chapiteau bondé où s’amassait un public très jeune dans une ambiance survoltée. Orelsan, qui est loin d’être un rappeur underground si on en croit les ventes faramineuses de ses deux premiers albums, avait défrayé la chronique, la veille de ce concert (le 31 mai dernier), en perdant le procès que lui avaient intenté les Chiennes de garde et plusieurs autres associations féministes ayant porté plainte contre une de ses chansons [9], provocatrice à l’endroit des femmes certes (et extrêmement violente), mais qui n’avait rien d’une profession de foi misogyne puisque l’artiste, jouant le jeu du rap-théâtre, s’imaginait dans la peau d’un conjoint trompé, ivre de désespoir et de vengeance. Ce soir-là, invité par un des grands festivals musicaux de Suisse, il termine son concert, comme à chaque fois, par une des chansons phares de son dernier album, Suicide social. Dans ce morceau sombre et désenchanté, il tire à vue sur tout ce qui bouge mais, à la différence de nombre de ses prédécesseurs, il « oublie » d’épargner certains intouchables…
« Adieu ces associations bien pensantes, ces dictateurs de la bonne conscience ! Bien contents qu’on leur fasse du tort, c’est à celui qui condamn’ra l’plus fort ! »
Puis, quelques mesures plus loin il enfonce le clou :
« Adieu lesbiennes refoulées, surexcitées, qui cherchent dans leur féminité une raison d’exister ! Adieu ceux qui vivent à travers leur sexualité ! Danser sur des chariots, c’est ça votre fierté ? Les Bisounours et leur pouvoir de l’arc-en-ciel, qui voudraient m’faire croire qu’être hétéro c’est à l’ancienne… Tellement susceptibles ! Pour prouver qu’t’es pas homophobe, faudra bientôt qu’tu suces des types ! [10] »
Autour de moi, toute une jeunesse applaudit et reprend les paroles en chœur. Décidément, il n’y a pas de doute, les temps changent !
Cette critique de la mode gay friendly – critique qui n’a, dans la plupart des cas, rien de commun avec l’homophobie – est quelque chose qui revient souvent dans le nouveau rap. Mouvement issu des classes populaires, viriliste et souvent attaché à une distinction sexuée traditionnelle (attachement qui peut être encore accentué chez les artistes de confession musulmane), le rap se démarque en cela très nettement du reste du monde du spectacle, habituellement acquis d’avance à toutes les revendications des minorités sexuelles. « J’dirai pas qu’le mariage n’est pas pour les homos, et j’dirai vive la Gay Pride !… c’est bon pour la promo » ironise John Sadeq dans sa chanson J’dirai pas [11].
Le talentueux Taïpan (un élément à suivre ces prochaines années !), lui, dans Retour aux Pyramides, n’y va pas avec le dos de la cuiller et met à profit le franc-parler qui le caractérise pour nous dire ce qu’il pense de ce communautarisme-là :
« Si tes revendications sont au niveau de la braguette, que t’es fier d’être un pédé, va faire la Gay Pride à Zagreb ! Qui tient la manette, qui tient la baguette, qui tient la planète m’intéresse plus que le mode d’emploi de ta boîte à merde ! [12] »
Plus récemment, Shone, qui soutenait les manifestations contre le mariage pour tous, a évoqué la question dans sa chanson Ennemi d’État en ajoutant qu’il réservait « un gros mollard sur le Charlie Hebdo [13] ». L’hebdomadaire néoconservateur (appelons les choses par leur nom) a réagi il y a quelques mois en qualifiant l’artiste de « Christine Boutin black [14] ». Le féminisme en prend aussi parfois pour son grade, comme dans la chanson Polémiquement incorrect d’El Matador :
« Une beurette libertine partouzeuse de limousine, ils t’en f’ront une parfaite présidente de Ni Putes Ni Soumises ! [15] »
Asselineau, Kemi Seba, Dieudonné et leurs rappeurs
Parmi ces nouveaux rappeurs engagés, certains – mais c’est une minorité – sont clairement engagés aux côtés d’un parti ou d’un mouvement politique. C’est le cas de Tepa, un rappeur assez connu, membre du groupe Les Spécialistes, ayant participé depuis plus de dix ans à divers projets collectifs, comme Opération Freestyle du célèbre DJ Cut Killer pour ne donner qu’un exemple parmi les plus prestigieux [16]. Pourtant, malgré ce profil tout à fait « intégré », Tepa a beaucoup évolué ces dernières années et il a décidé de rejoindre l’Union populaire républicaine (UPR) de François Asselineau. Sur une ligne nationale-républicaine, sociale, antieuropéiste et souverainiste, il a enregistré une chanson, Le Chant des partisans 2.0, qui rend hommage au Conseil national de la Résistance (CNR) et présente sa conception de la France :
« J’vois des drapeaux bleus constellés d’étoiles jaunes, ils veulent faire disparaître le drapeau tricolore ! […] J’fais du rap de patriote, c’est une espèce rare, car les marionnettes sont devenues des stars. […] Y a plein d’fachos en gestation, des nazillons, des antifas… J’suis du côté d’l’art qui dit non, pas du bourgeois des squats ! […] La France, c’est notre femme officielle, on la nique pas, on lui fait l’amour [17]. »
Indépendamment de ce que peut être votre jugement sur l’l’UPR, c’est une chanson que je recommande à votre curiosité et qu’il vaut vraiment la peine d’écouter. L’itinéraire de Tepa est d’autant plus intéressant si on le met en parallèle avec celui de Princesse Anies, rappeuse d’origine taïwanaise avec qui il avait fondé le groupe Les Spécialistes et qui, en 2001, réunit de nombreux artistes autour d’un projet intitulé Hip-Hop Citoyens, dont le but n’était autre que de faire barrage à Le Pen au second tour des présidentielles. Tout en appelant à voter Chirac (un sommet de la rébellion !), les rappeurs réunis sur le projet ne se privent pas de révéler tout le bien qu’ils pensent du pays pour lequel se jouent ces élections :
« La France est une garce et j’te l’confirme, pays d’collabos ! [18] » ;
« Pédé, j’vais foutre mon souk ! La France, j’veux la voir décéder ! [19] »
Un catéchisme rap digne de ceux des années 1990, tout à fait dans le goût du projet Sachons dire NON évoqué plus haut. Entre Tepa et Princesse Anies, les deux compères des premiers temps, c’est désormais le grand écart.
Autre mouvement politique, autre engagement : le rappeur Karifa. Ce militant afrocentriste n’est autre qu’un camarade de Kemi Seba et ce dernier parle d’ailleurs de lui dans son livre Supra-Négritude paru récemment :
« Karifa avait une joie communicative, respirait la bonté, la générosité. On l’appelait le Magnétique car sa beauté physique était égale à sa beauté intérieure. Il rappait et pratiquait les sports de combat [20]. »
Ce Karifa, dont le leader du Mouvement des damnés de l’impérialisme (MDI) dit tant de bien, a notamment enregistré une chanson très virulente intitulée Pas de Justice, pas de Paix, sorte de manifeste du « kémitisme » antivictimaire, et dans laquelle on peut entendre ceci :
« Les dés sont jetés, vous pouvez toujours attendre. Il est temps de comprendre que personne ne veut vous aider ! […] Il est grand temps de songer à se défendre, mais la négraille ne pense qu’à se détendre… […] Vous êtes à vendre, à pendre ! Rien dans le cœur, encore moins dans le ventre ! […] C’est Karifa pour Kemi Seba, GKS [21] et tous ceux qui s’estiment. On n’a rien à faire, rien à voir avec des macaques qui se sous-estiment ! [22] »
Le clip vidéo, très combattif, présente des Africains en tenue de combat, dans une posture martiale proche de celle des Black Panthers, et le message délivré est tout à fait fidèle à celui régulièrement diffusé depuis le Sénégal sur les ondes d’Afro-Insolent.
Mais le leader d’opinion le plus populaire dans le rap français reste incontestablement Dieudonné. Défendu publiquement (dans des chansons ou dans des interviews) par des rappeurs aussi différents et aussi connus que Médine, Soprano, Rockin Squat, Despo Rutti et bien d’autres, il semble incarner une figure de référence pour tous les éléments les plus dissidents du milieu hip-hop. Il y a plusieurs années déjà, il avait été invité par le groupe La Brigade pour enregistrer des intermèdes humoristiques sur son premier album [23]. Taïpan, dans l’introduction d’une de ses chansons [24], avoue qu’il compte voter pour sa liste antisioniste aux élections européennes de 2009. Riina, dans Rimes impulsives [25], appelle à voter Biquette, la chèvre présentée par Dieudonné aux élections présidentielles de 2012… Exlimes, dans sa chanson Antisémites, nous dit :
« Amen : quand Dieudonné est censuré, l’étoile de David est, semble-t-il, idolâtrée [26]. »
Le jeune rappeur, qui ne réalisait vraisemblablement pas l’étendue des risques qu’il prenait, aura tôt fait de retourner sa veste et de faire son mea culpa pour espérer récupérer une place dans le landerneau du rap officiel et subventionné : il diffuse une vidéo sur le net dans lequel il explique : « Je n’appartiens pas au camp d’Alain Soral. » Puis il enregistre une nouvelle chanson intitulée Excusez-moi où on peut l’entendre chanter :
« Que les rabbins me pardonnent. […] Excusez-moi si j’ai violé vos lois [27]. »
Paroles dans lesquelles il serait vain de chercher la moindre distanciation ironique, tout est à prendre au premier degré…
Le rap : un bastion de l’antisionisme ?
Indépendamment de cette petite polémique un peu anecdotique, il n’en reste pas moins vrai que la critique du sionisme a longtemps été, dans le rap, une sorte de fruit défendu, une ligne rouge à ne pas franchir, et que ce tabou est peu à peu en train de tomber. « J’suis là pour jouer l’irréductible, je n’ai qu’une cible, ceux qui font les marionnettes lors du dîner du CRIF ! [28] », chante El Matador dans Polémiquement incorrect. Dans leur chanson Liberté d’Expres-Sion, le collection 210 All Styles n’y va pas non plus de main morte :
« Peu importe si des enfants iraniens y laissent la vie, Barak s’en tape comme du phosphore blanc qu’on balance aux Gazaouis ! Et si c’est en tant qu’être humain qu’tu réagis, les BHL et compagnie t’trait’ront d’nazi ! Espère pas porter plainte si t’es tabassé par la LDJ, ils s’entraînent sous l’ministère d’l’intérieur, donc réfléchis… Milice armée communautaire et répressive ! Question précise : est-c’qu’on est en démocratie ? [29] »
Deux proches de ce collectif, Khoza et Nabil, dans une chanson intitulée Projet d’État et qui se clôt par l’extrait d’un discours de François Asselineau (encore !) s’en prennent à ceux, dans la communauté musulmane, qui vont main dans la main avec les sionistes :
« J’écoute nos représentants mais trop d’leurs propos m’écœurent, de Hassen Chalghoumi jusqu’à M. Dalil Boubakeur. Qui sont ces traîtres déguisés qui s’cachent dessous leurs chachas ? Tous ces imams du CRIF qui cautionnent tant d’massacres à Gaza ! Incapables de nous défendre face aux mensonges médiatiques ? Le CFCM c’est quoi, si c’n’est l’sionisme islamique ? Une bande de lâches égarés, muslims soumis aux tyrans, qui planifient l’attaque de l’Algérie puis celle de l’Iran ! [30] »
Karifa, présenté plus haut, évoque aussi la question : « On ne veut plus dépendre de la mafia sioniste, des intégrationnistes… [31] » Dans sa chanson La Tectonique des claques, Taïpan se lâche :
« Je sais pas qui a écrit les protocoles des sages de Sion, mais protocole ou pas, les sionistes me gavent le fion ! […] J’le trouvais bien, moi, le discours d’Ahmadinejad à Genève [32], je sais pas pourquoi la délégation française se lève [33]… »
Kimto Vasquez (illustration en tête d’article), dont Cardet nous disait le plus grand bien dans l’entretien publié dans les pages du n°58 de Rébellion et qui est un artiste présent sur la scène rap depuis de nombreuses années, n’hésite pas à mettre en lumière la fameuse escroquerie :
« Tonton n’est pas content, ses neveux sont des gauchistes, ils ne voient pas qu’ils sont déjà capitalistes, et cons et tristes comme une campagne antiraciste conçue et financée par des sionistes [34]… »
Cette chanson, Tonton du Café du commerce, lui vaudra d’ailleurs plusieurs « désinvitations » dans les médias, ces derniers ayant presque unanimement décidé de le clouer au pilori des infréquentables…
Et Mysa, un rappeur écouté auprès d’un large public, s’interroge dans sa chanson On ne sait rien :
« Tu connais quoi des francs-maçons, du corrupteur et du sionisme ? Tu connais pas, pourtant t’es leur bonniche ! [35] »
La franc-maçonnerie est également un thème qui revient fréquemment dans le rap, de manière souvent confuse, la voie ayant été ouverte par Rockin Squat et ses chansons complotistes dans lesquelles on trouve, comme on dit, à boire et à manger [36]… Kimto Vasquez pose les questions qui fâchent :
« Tu m’expliqueras le danger des mollahs et des curetons quand tu sauras m’dire c’que glandent vraiment les francs-maçons [37]… »
El Matador, dans sa chanson citée plus haut, revient sur ce thème :
« Si le diable veut mon âme, j’lui dis non merci, sans façon ! J’suis pas Jay-Z [38] qui, lui, remercie tous les jours les francs-maçons [39]. »
Idem pour tout ce qui concerne les sociétés secrètes. Tepa, le rappeur de l’UPR, pointe l’hypocrisie des politiques en la matière :
« D’mande jamais à Besancenot s’il connaît Bilderberg, il dit qu’c’est du complot [40]… »
De l’anti-communiste (et ex-marxiste) Rockin Squat à la trotsko-altermondialiste Keny Arkana (une rappeuse très douée, il faut le reconnaître), le thème des complots et des Illuminati revient sans cesse, et nous touchons peut-être là aux limites de ce nouveau rap français : le propos devient vite pesant, excessif et maladroit, les artistes sont rarement à la hauteur des sujets qu’ils traitent, ils manquent bien souvent de culture historique et politique pour empoigner ces questions-là et on voit vite que certains sont moins désireux d’analyser et d’informer leurs auditeurs que d’installer une sorte d’ambiance de doute et d’odeur de souffre susceptible de les profiler positivement dans cet alter-marketing de la dissidence codifiée [41]. Taïpan, lui, comme souvent, prend tout ça plus à la légère et on ne lui jettera pas la pierre :
« Faut qu’j’donne mes analyses d’urine à qui pour finir Illuminati ? [42] »
« Le rap, ce sera mieux après »
À l’antisionisme s’ajoutent, presque naturellement, deux combats politiques chers aux lecteurs de Rébellion : l’anticapitalisme et l’antimondialisme. Ce dernier prend souvent, dans le nouveau rap, la forme d’un antiatlantisme, comme en témoigne l’excellente chanson Le 52ème État de John Sadeq :
« Alors qu’l’élite et l’show-biz jouent les yankees pour permettre à l’Empire d’imposer son emprise, ça joue les patriotes mais bande pour les USA ! J’préfère Le Pen à ces porcs, tu peux publier ça ! [43] »
Le rappeur suisse romand Dissipé, du collectif Michigang, ne cache pas non plus ses sympathies subversives :
« J’m’en bats les couilles de NYC, bientôt j’me tire à Téhéran ! [44] »
L’américanisation étant, au-delà de la simple conquête économique, une colonisation par les esprits et par les mœurs, c’est aussi sur ce terrain que les rappeurs s’indignent, à l’image d’El Matador :
« J’ai pas la vision d’Obama mais celle de Farrakhan ! Ils sont choqués d’voir Diam’s avec un voile et pas Zahia à poil ! [45] »
Toute critique cohérente du capitalisme englobant nécessairement la libre circulation des personnes (au même titre que celle des biens et des capitaux), certains rappeurs réellement libérés des vieux préjugés gauchistes, comme Sam dans sa chanson À contre-sens, visent juste :
« De leur racisme j’ai facilement les preuves : ils sont pour l’immigration… l’immigration c’est le déracinement des peuples ! [46] »
Dans la même chanson, il fait son autocritique avec humour, se rappelant de ses premières années dans le rap, avant sa prise de conscience politique :
« Comme Besancenot, j’parlais d’exploitation avec aux pieds mes Nike. […] J’suis en casquette requin, j’ai tout copié des gangs cain-ris, donc sur ma tête casse ta baguette de pain [47]… »
Le rap est d’importation états-unienne, certes, mais pour beaucoup, il a cessé d’être un cheval de Troie et il n’est plus question de faire rimer culture hip-hop avec américanisation.
J’invite nos lecteurs à se faire leur propre opinion en se baladant sur l’Internet et en écoutant ce qu’ont à dire ces rappeurs, dont je gage qu’ils n’ont pas souvent entendu citer les noms sur M6 dans les pages des Inrockuptibles ! Un slogan, mi-nostalgique mi-ironique, très à la mode chez les quadragénaires du mouvement (les tenants de cette fameuse old school dont on sait jamais très bien ce qu’elle englobe et ce qu’elle exclut) et qu’on trouve souvent imprimé sur des t-shirts, nous dit : le rap, c’était mieux avant. Et si au contraire c’est maintenant que commençait vraiment l’histoire du rap ?
David L’Epée