Un paradoxe français de Simon Epstein, historien français résidant à Jérusalem, bouscule nombre d’idées reçues et de clichés sur les années 1920, 1930 et 1940, qui pèsent fortement sur les grands débats de société contemporains. L’auteur s’appuie sur des centaines de parcours individuels, qu’il analyse sans parti pris tout en dénonçant les manipulations de l’histoire officielle depuis 1945.
Il montre, au rebours de croyances largement répandues, comment une partie de la gauche antiraciste des années 1920 et 1930, mobilisée autour de la LICA [1], s’est massivement ralliée au pacifisme en 1938, avant de rejoindre le régime de Vichy ou les mouvements ultra-collaborationnistes. À l’inverse, il souligne que la droite républicaine mais aussi les partis « nationaux » – Camelots du roi ou Jeunesse patriotes – ont joué un rôle décisif dans l’essor de la Résistance française à ses débuts.
Exemples de personnalités du régime de Vichy venues de la gauche antiraciste
René Belin, numéro 2 de la CGT, déclare à la revue antiraciste Droit de vivre en juin 1939 : « La classe ouvrière est profondément antiraciste. Je suis entièrement d’accord avec l’action de la LICA. » Cela ne l’empêche pas de devenir ministre de la production industrielle et du travail du maréchal Pétain et de figurer parmi les signataires du statut des Juifs du 8 octobre 1940.
Gaston Bergery, membre du parti radical, écrit en 1936 : « Le racisme et l’antisémitisme sont contraires à l’idée de Nation… C’est la diversion, le recherche du bouc émissaire, et c’est là une opération abominable. » Cependant, il vote les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940, devient un militant actif de la Révolution nationale et de la collaboration, avant d’être nommé ambassadeur du maréchal à Moscou puis à Ankara.
Georges Bonnet, député radical-socialiste, ministre des Affaires étrangères en 1938 et 1939, président d’honneur du Deuxième Congrès international du rassemblement mondial contre le racisme, déclare en 1938 : « La France doit donner l’hospitalité à tous ceux dont la vie est menacée. » Pourtant, lui aussi devient un notable de Vichy et approuve la rencontre de Montoire entre Pétain et Hitler, dont il salue le « caractère historique » car « marquant le début d’une organisation nouvelle de l’Europe dans laquelle la France et l’Allemagne, chacune avec son génie, doivent tenir une place »...
Gratien Candace, député de gauche de la Guadeloupe, proclame en janvier 1939 que « le racisme est la plus grande honte politique et sociale du XXe siècle ». Lui aussi vote les pleins pouvoir au régime du maréchal Pétain et entre dans le « Conseil national » de Vichy.
Charles Pivert, militant à la SFIO, déclare lors d’un congrès de la LICA que « le fascisme comme le racisme, est un état de régression sociale ». Pourtant, il adhère sons l’occupation à l’organisation collaborationniste « France-Europe » et écrit dans la revue Germinal.
Eugène Frot, député socialiste, plusieurs fois ministre, est membre d’honneur « du centre de liaison des comités pour le statut des immigrés » (lié à la LICA). Il vote pour Pétain en juillet 1940, intègre le Conseil national de Vichy et « l’amicale lavaliste ».
Intellectuels, écrivains, journalistes
L’auteur cite divers intellectuels et écrivains, connus pour leur engagement humaniste et antiraciste, dans les années 1920-1930, qui se sont ralliés au régime de Vichy, par pacifisme, et ont soutenu, à des degrés divers, le principe de collaboration : Georges Blondel, René Laforgue, Marcelle Capy, Jean Cocteau, Jean Giono, Maurice Rostand, Marcel Aymé, Pierre Benoit, Jacques de Lacretelle, Marcel Jouhandeau, André Thérive.
Les journalistes sont nombreux à avoir ainsi basculé de la défense des bons sentiments humanitaires et antiracistes à un soutien inconditionnel du régime du maréchal Pétain : Émile Roche et Pierre Dominique (La République), Robert de Beauplan, Stéphane Lauzanne (rédacteur en chef du Matin), Léon Bailby (Le Jour), Alain Laubreaux (L’Œuvre, journal de gauche avant l’Occupation). Certains vont même prendre des positions pro-allemandes : Pierre-Antoine Cousteau (rédacteur en chef de Paris-Soir) ; Jean Luchaire (patron des Nouveaux Temps), homme de gauche dans les années 1920 et 1930, devenu hitlérien après l’Occupation.
Personnalités de l’ultra-collaboration
Deux sont particulièrement célèbres :
Marcel Déat, député SFIO, crée l’Union socialiste républicaine en 1935 et soutien le Front populaire, membre du Comité de vigilance antifasciste, chantre de l’antiracisme dans les années 1920 et 1930 : « Il n’y a pas de pays qui soit plus réfractaire que la France à la notion de race, elle qui est l’admirable résultante historique de mélanges constants et de métissages indéfinis »… Les bons sentiments de Marcel Déat le conduisent au pacifisme (« Mourir pour Dantzig, non ! »), puis le transforment en partisan fanatique de la collaboration avec le Reich hitlérien.
Jacques Doriot dirige les Jeunesses communistes à partir de 1923. Maire de Saint-Denis en 1931, haut responsable du PCF, il crée le Parti populaire français en 1936. Dans les années 1920, il est l’avocat passionné de l’antimilitarisme et de l’anticolonialisme. Contrairement au reste du parti communiste, il est proche de la LICA, condamne avec véhémence le racisme et l’antisémitisme. À partir de 1940, il prône l’intégration de la France dans l’Europe nationale socialiste, crée la légion française des volontaires qui combat en Russie aux côtés de la Wehrmacht.
L’auteur ne se limite pas à ces deux noms et présente le parcours de nombreuses personnalités, plusieurs centaines, venues de la gauche, dans les années 1920-1930, le plus souvent socialistes ou communistes, qui ont ainsi basculé du culte des bons sentiments humanistes à l’engagement ultra-collaborationniste, par exemple : Marc Augier (Mouvement des auberges de jeunesse), Jean-Marie Marcel Capron (maire d’Alforville, PC), Jean-Marie Clamamus (maire de Bobigny, PC), Paul Perrin (député SFIO de la Seine), André Grisoni (radical-socialiste, maire de Courbevoie), Maurice Levillain (président du Conseil général de la Seine – SFIO), Barthélémy Montagnon, Paul Rives (SFIO), René Château (député radical-socialiste, membre de la Ligue des droits de l’homme), Claude Jamet (proche des communistes et des socialistes), Camille Planche (SFIO), Léon Emery (Ligue des droits de l’homme, Comité de vigilance antifasciste), George Dumoulin (CGT, SFIO), Maurice Ivan Sicard (venu de l’extrême gauche antifasciste), Pierre Thurotte (SFIO), Pierre Bonardi (LICA), Adrien Marquet (SFIO, maire de Bordeaux), etc.
Les origines nationalistes d’une partie de la Résistance
L’auteur pourfend la vision classique de la Résistance (supposée surtout de gauche) et démontre qu’elle trouve en grande partie ses origines dans la droite française, la droite républicaine mais aussi dans les mouvements nationalistes comme les Camelots du Roi, les Jeunesses patriotes, dont de nombreux militants ont refusé de suivre Maurras lorsque celui-ci a approuvé l’accord de Munich, l’armistice et la Collaboration. Parmi ces initiateurs de la Résistance française se trouvent notamment D’Estienne d’Orves, Rémy, Pierre Fourcaud, Maurice Duclos, André Dewavrin, Loustanau-Lacau, Marie-Madeleine Fourcade, Colonel Groussard, Pierre Nord, le colonel Arnould, Henri Frenay, Pierre de Benouville, Charles Vallin, les frères François et Henri d’Astier de la Vigerie, etc.
Ce livre de Simon Epstein renverse un pilier idéologique de la pensée dominante depuis 1945. Il montre l’ambivalence de certains sentiments humanitaires affichés et souligne à quel point les professions de foi humanistes et la bonne conscience antiracistes ne conduisent pas forcément au choix du courage et de la générosité. Voilà pourquoi cet ouvrage audacieux, dérangeant, a été reçu dans le silence et l’indifférence.
Maxime Tandonnet
Éric Zemmour sur la collaboration et la gauche :