En plus de soumettre les populations ciblées à une guerre sauvage, l’utilisation croissante d’armées privées facilite également la subversion de l’opinion publique nationale et la conduite de la guerre pour la Maison-Blanche. Les États-uniens sont moins enclins à s’opposer à une guerre menée par des mercenaires étrangers, même lorsque leurs propres impôts sont gaspillés pour la financer.
« L’usage croissant de contractuels, de forces privées, ou, comme diraient certains, de “mercenaires” rend les guerres plus facile à commencer et à mener : on a seulement besoin d’argent, pas des citoyens », affirme Michael Ratner, du Center for Constitutional Rights de New York. « Dans la mesure où une population est appelée à aller en guerre, il y a de la résistance, une résistance nécessaire à la prévention de guerres d’autoglorification, de guerres stupides et, dans le cas des États-Unis, de guerres hégémonistes et impérialistes. »
En effet, le Pentagone a connu les dangers de la conscription lors des manifestations populaires massives qu’elle a provoqué durant la guerre du Vietnam. Aujourd’hui il préférerait un champ de bataille électronique – et y travaille – où des robots guidés par des systèmes de surveillance sophistiqués mènent le combat, minimisant ainsi les pertes étatsuniennes. Entre-temps, il tolère l’emploi de contractants privés pour l’aider à livrer ses batailles.
L’Irak offre l’exemple crève-coeur d’une guerre dans laquelle des combattants contractuels ont tellement indigné le public qu’ils devaient “libérer” que lorsque le combat a éclaté à Fallujah, la foule enragée a désacralisé les cadavres de quatre mercenaires de Blackwater. Cette scène atroce a été télévisée à travers le monde entier et a incité les États-Unis à lancer une agression militaire de représailles vindicative à Fallujah, provoquant la mort et la destruction sur un vaste territoire. Tout comme les colons étatsuniens méprisaient les Hessois lors de la guerre d’indépendance, les Irakiens en sont venus à détester davantage Blackwater et ses contractuels sympathisants que les soldats étatsuniens, qui leur témoignaient souvent de la gentillesse, selon un journaliste ayant vécu dans la zone de guerre. « Il n’était pas inhabituel pour un soldat étatsunien, ou même pour une unité complète, de développer une relation très amicale avec une communauté irakienne. Cela n’arrivait pas tous les jours, mais ce n’était pas inouï », écrit Ahmed Mansour, un reporter égyptien et animateur d’une émission-débat au Qatar pour al-Jazeera, le réseau de télévision du Moyen-Orient. « Il n’était absolument pas singulier non plus de voir des troupes étatsuniennes faire des top là aux adolescents irakiens, de tenir le bras d’une vielle dame irakienne pour l’aider à traverser la rue ou d’aider quelqu’un à se sortir d’une situation difficile […] Ce n’était pas le cas avec les mercenaires. Ils savaient qu’ils étaient vus comme des voyous malfaisants et voulaient que cela reste ainsi. » Dans son livre Inside Fallujah (Olive Branch Press), Mansour dit que « les mercenaires étaient vus comme des monstres, principalement en raison de leur comportement monstrueux. Ils ne parlaient jamais à personne avec des mots : ils utilisaient uniquement le langage du feu, des balles et de la force létale absolue. Il était assez courant de voir un mercenaire écraser une petite voiture irakienne dans laquelle se trouvaient des passagers, seulement parce que ces mercenaires étaient coincés dans un embouteillage ».
Mansour, mieux connu pour son rôle d’animateur de l’émission-débat Without Limits, affirme que son auditoire était outré à la simple pensée qu’une superpuissance politique comme les États-Unis engage des mercenaires pour faire son travail déplaisant au lieu d’utiliser des soldats qui croient en leur pays et sa mission. Les téléspectateurs étaient de toute évidence également indignés par les épouvantables crimes de guerre que commettaient ces mercenaires. Blackwater a finalement été critiquée après que ses forces ont fauché 17 civils le 16 septembre 2007 dans ce que les autorités irakiennes ont décrit comme une agression délibérée sur la place Nisour à Bagdad. Ces dernières ont refusé de renouveler leur permis d’exploitation.
Le groupe de sécurité, dont le siège social est à Moyock, N.C., a changé son nom pour Xe Services. Selon le magazine The Nation, l’entreprise a tout de même pu renouveler son contrat au montant 20 millions de dollars jusqu’au 3 septembre, pour protéger les fonctionnaires du département d’État. Toutefois, une partie de son travail est assumé par Triple Canopy, de Herndon, Va., une autre firme au passé sombre. Dans son livre Halliburton’s Army (Nation Books), Pratap Chatterjee prétend que Triple Canopy emploie des « agents de sécurité privés ayant prétendument ciblé des civils irakiens pour le plaisir, tentant de les tuer, alors qu’ils travaillaient pour Halliburton/KBR ». En parlant des mercenaires comme d’un groupe, le brigadier général Karl Hors, conseiller du commandement de la force conjointe des États-Unis, a déjà constaté ceci : « Ces gars sont libres dans ce pays et font des choses stupides. Personne n’a d’autorité sur eux, donc on ne peut pas leur tomber dessus lorsque leur usage de la force dégénère. Ils tirent sur les gens et quelqu’un d’autre doit faire face aux conséquences. Ça se produit partout. » Une journée avant de quitter Bagdad, le 27 juin 2004, le directeur de l’autorité provisoire de la coalition, le lieutenant Paul Bremer III, a émis la directive 17 interdisant au gouvernement irakien de poursuivre les contractants pour des crimes devant les cours irakiennes. Résultat : lorsque le gouvernement irakien a enquêté sur la place Nisour, ils ont rapporté qu’« à l’exemple de toute autre opération terroriste, le meurtre de sang froid de citoyens par Blackwater est considéré comme un acte terroriste contre des civils. ». Comme le révélait l’Associated Press le 1er avril dernier, « la compagnie ne fait face à aucune accusation. Toutefois l’incident de Bagdad a exacerbé le sentiment qu’ont de nombreux Irakiens que les contractants privés étatsuniens ont opéré depuis 2003 avec peu d’égard pour la loi et la vie irakienne ».
Bagdad a également accusé Blackwater d’être impliquée dans au moins six incidents mortels durant l’année qui a précédé celui de la place Nisour, y compris celui ayant causé la mort du journaliste irakien Hana al-Ameedi.
Au printemps 2008, 180 000 mercenaires opéraient en Irak. On ignore combien d’entre eux sont morts : leurs décès ne figurent pas sur les listes des pertes du Pentagone. Comme ils sont nombreux à effectuer des tâches non reliées au combat, il est peu probable qu’ils aient subit autant de pertes et de blessures que les G.I. Selon certaines estimations, 1000 mercenaires auraient peut-être péri en Irak, environ un décès chez les mercenaires pour 4 chez les G.I.
Selon Mansour, un groupe irakien nommé Supporters of Truth (Sympathisants de la vérité) prétend que des hélicoptères étatsuniens volant à basse altitude ont laissé tombé des cadavres de mercenaires dans la rivière Diyala près de la frontière iranienne. Un autre groupe, Islamic Army of Iraq (l’Armée islamique d’Irak), « a découvert une fosse commune pour des mercenaires au service des forces étatsuniennes […] Le groupe affirme que la découverte de charniers pour mercenaires est devenue chose courante en Irak […] » On ne sait pas précisément si ces derniers étaient des mercenaires locaux ou des combattants venus d’ailleurs. De nombreux soldats de fortune sur la liste de paie de compagnies privées ont auparavant été au service de dictateurs en Afrique du Sud, au Chili et ailleurs.
« En Irak, les firmes privées de sécurité, qui forment le deuxième grand élément constitutif de la « coalition des pays disposés » (coalition of the willing), pigent dans des bassins de combattants qualifiés. On estime que presque 70 pour cent d’entre eux proviennent du Salvador », écrit Noam Chomsky dans son livre « Les États manqués » (Fayard). « Les tueurs qualifiés de l’appareil de terrorisme d’État dirigé par Reagan peuvent gagner de meilleurs salaires en perpétuant leur art en Irak qu’en demeurant dans ce qu’il reste de leur société. » D’autres mercenaires ont été recrutés au sein même de la population irakienne. Dans son livre Rulers and Ruled in the U.S. Empire (Clarity Press), le sociologue James Petras écrit : « L’emploi de mercenaires locaux crée l’illusion que Washington remet graduellement le pouvoir au régime fantoche local. Cela donne l’impression que ce régime fantoche est capable de gouverner et propage le mythe voulant qu’il existe une armée locale stable et fiable. La présence de ces mercenaires locaux crée le mythe selon lequel le conflit interne est une guerre civile au lieu d’une lutte de libération nationale contre un pouvoir colonial. L’auteur ajoute que « l’échec de la politique étatsunienne préconisant l’utilisation des mercenaires irakiens pour vaincre la résistance se voit dans l’escalade des forces militaires de combat des États-Unis au printemps 2007, 5 ans après une guerre coloniale : de 140 000 à 170 000 troupes, sans compter la présence de quelque 100 000 mercenaires d’entreprises étatsuniennes comme Blackwater ». Il affirme que la force mercenaire irakienne est en proie à de hauts niveaux de désertion.
Dans The Sorrows of the Empire ”(Metropolitan/Owl), Chalmers Johnson écrit : « On assume que le recours à des contractant privés est plus rentable, mais même cela est discutable lorsque les contrats ne vont qu’à des compagnies qui ont de bonnes relations et que l’appel d’offre n’est pas particulièrement compétitif. » Blackwater Security a obtenu un contrat de 27 millions de dollars sans appel d’offre de la part du lieutenant Paul Bremer III, le directeur de l’autorité provisoire de la coalition en 2003. Selon Joseph Stiglitz dans Une guerre à 3000 milliards de dollars (Fayard), le montant a augmenté à 100 millions de dollars un an plus tard et, en 2007, Blackwater détenait un contrat de 1,2 milliards de dollars pour l’Irak, où 845 contractants privés en sécurité étaient embauchés. Stiglitz note qu’en 2007 les gardiens de sécurité privés travaillant pour des firmes comme Blackwater et Dyncorp gagnaient jusqu’à 1222 dollars par jour ou 445 000 dollars par an. Par comparaison, un sergent de l’armée gagnait entre 140 et 190 dollars par jour en paie et prestations, pour un total de 51 100 à 69 350 dollars par an. Puisque ce sont les contribuables étatsuniens qui souscrivent les chèques de paie des « soldats privés », où sont les économies ? C’est l’argent provenant des poches des contribuables qui a fait la grandeur de ces armées de l’ombre.
Dans son succès de librairie Blackwater : The Rise of The World’s Most Powerful Mercenary Army (Nation Books), le reporter Jeremy Scahill écrit : « Son installation de sept mille acres à Moyock, N.C., est devenue le centre militaire privé le plus sophistiqué de la planète, car l’entreprise possède l’une des plus grandes réserves privées d’armes lourdes au monde. Il s’agit d’un grand centre d’entraînement à la fois pour les forces militaires et les forces de sécurité locales et fédérales des États-Unis, et les forces étrangères et les particuliers […] On y développe des dirigeables de surveillance ainsi que des bandes d’atterrissage privées pour sa flotte d’aéronefs, laquelle comprend des hélicoptères de combat. » Les représentants de la société affirme avoir entraîné chaque année environ 35 000 militaires et « agents de la force publique ». L’idée d’externaliser la plupart du travail du Pentagone, des corvées de cuisine au camionnage en zone de guerre, est venue en grande partie du secrétaire à la Défense Dick Cheney au début des années 1990, lorsque le Congrès lui a confié la tâche de réduire les dépenses du Pentagone après l’apaisement de la guerre froide. Puis, après avoir quitté son poste à la Défense pour devenir PDG chez Halliburton, Cheney a aussi géré l’emploi de contractants pour appuyer l’armée engagée en ex-Yougoslavie. Comme le rappelle Pratap Chatterjee dans Halliburton’s Army (Nation Books), « [d]ans l’opération Tempête du désert en 2001 (sic 1991), environ une personne sur cent sur le champ de bataille irakien était contractant, alors qu’aujourd’hui, pour l’opération Liberté immuable, leur nombre est pratiquement égal à celui du personnel militaire ». Et puisque les mercenaires peuvent travailler en civil, ils sont utiles au Pentagone quand il cherche à instaurer une présence militaire dans un pays sans trop attirer l’attention. Comme l’écrit Scahill, « au lieu d’envoyer des bataillons de l’armée active étatsunienne en Azerbaïdjan, le Pentagone a déployé des « contractants civils » de Blackwater et d’autres firmes pour mettre sur pied une opération servant deux objectifs : protéger la nouvelle exploitation rentable de gaz et de pétrole dans une région historiquement dominée par la Russie et l’Iran et possiblement mettre en place une importante base d’opérations avancée pour une attaque contre l’Iran. Scahill affirme que « [l]’opposition nationale aux guerres d’agression réduit le nombre de volontaires prêts à servir dans les forces armées, ce qui a toujours calmé l’ardeur guerrière ou entraîné la conscription. Parallèlement, l’opposition internationale a compliqué la tâche qu’avait Washington de persuader les autres gouvernements d’appuyer ses guerres et ses occupations. Mais avec des sociétés privées de mercenaires, cette dynamique change dramatiquement, puisque le bassin de soldats potentiels disponibles pour une administration agressive n’est limité que par le nombre d’hommes sur la surface du globe prêts à tuer pour de l’argent. Grâce à l’aide des mercenaires, on n’a pas besoin de conscription, ni même du soutien de sa propre population pour mener des guerres d’agression, pas plus que d’une coalition de pays « disposés » à vous aider.
Si Washington n’a pas suffisamment de personnel dans ses forces nationales pour une invasion ou une occupation, les firmes de mercenaires offrent une alternative privatisée, incluant la base de données de 21 000 contractants de Blackwater […] Si les gouvernements étrangers ne participent pas, on peut toujours acheter des soldats étrangers ».
En janvier 2008, le groupe de travail de l’ONU sur les mercenaires a décelé en Amérique latine une tendance émergente : « Des entreprises privées de sécurité protègent des sociétés extractives transnationales, dont les employés sont souvent impliqués dans la répression de manifestations des communautés, des organisations environnementales ou de protection des droits humains dans les zones où opèrent ces sociétés. » Pour sa part, le ministre sud-africain de la Défense, Mosiuoa Lekota, a qualifié les mercenaires de « fléau des régions pauvres du monde, particulièrement de l’Afrique. Ce sont des tueurs à gage, ils louent leurs compétences au plus offrant. Quiconque a de l’argent peut engager ces être humains et les transformer en machines à tuer ou en chair à canon ». Sans mâcher ses mots Ratner fait une mise en garde : « Ces sortes de groupes militaires rappellent les chemises brunes du parti Nazi, en fonctionnant comme mécanisme d’application de la loi extrajudiciaire qui peut opérer en dehors de la loi et le fait. Certes, les représentants des firmes de guerriers contractuels se voient sous un jour plus noble. Lors d’un discours, le vice-président de Blackwater, Cofer Black, a comparé son entreprise aux chevaliers de la Table ronde au service du roi Arthur, en affirmant qu’ils « se concentrent sur la morale, l’éthique et l’intégrité. C’est important. Nous ne sommes pas des escrocs. Nous ne sommes pas des filous. Nous croyons en ces choses là ». Malgré de telles affirmations, le jugement définitif sur la performance des entreprises militaires à contrat doit venir des populations que ces nobles chevaliers prétendent servir. Et si ceux de Blackwater sont un exemple, ils sont détestés.