Il parait qu’elle a déjà un an. Si la crise était une émission de télé, ce ne serait déjà plus de l’information mais un bêtisier.
"- Encore six mois et ce sera comme si elle n’avait jamais existé" déclarait ragaillardi un trader trépané l’autre soir à la télé.
Que retenir de cette péripétie des puissants colmatée par les états poltrons ?
La principale différence entre la crise de 1929 et celle de 2009 est dans la nature des cadavres éclatés sur le bitume. En 29, les banquiers sautaient par la fenêtre, aujourd’hui ce sont les salariés.
Tandis que la grande finance accentuait son pouvoir de nuisance[1], toi la basse besogne nommée travailleur de base poursuivait ta rétrogradation sociale vers le statut de matériel de bureau.
Interchangeable et transférable, en remodelage permanent, corvéable ou sous-corvéable, pressé et contrit, décrété mobile, peinant souvent à définir ce à quoi tu sers vraiment et encore moins ce à quoi tu serviras demain, mis en compétition avec ceux avec qui tu devrais faire bloc, pion d’intenables impératifs, blâmé à la moindre baisse de régime, chacune de tes bonnes performances devenant au contraire le seuil minimum à atteindre le mois d’après, conditionné à faire corps avec ce fameux esprit d’entreprise qui, à la moindre déconvenue, te dégagera d’un coup de pied au cul :
Salarié d’aujourd’hui, tu es déjà le dindon du monde de demain.
Et le plus beau c’est que par mimétisme environnemental, publicitaire et familial, n’ayant d’autre représentation mentale de l’épanouissement personnel, tu as signé pour cela.
Plein de ce bon sens excluant de l’équation le vivant, ton employeur martèle : Tu es dans un monde compétitif où il faut sans cesse se dépasser, se restructurer. L’entreprise est un organisme insensible, il a besoin d’exécutants. Si cela implique de te démonter, de te transformer, de te vider de toute substance humaine bref de te tuer, cela sera fait. Tel l’a dit Dassault à la recherche des temps nouveaux du Medef : Si elle veut survivre (comprendre croître et croître encore) l’entreprise doit ro-bo-ti-ser.
C’est toi qui t’y colles et comme malgré tout il te reste du temps libre et des bouts de cerveaux, tu ne le vis pas toujours bien. Comme je te comprends.
Aujourd’hui, les médias s’intéressent à tes conditions de travail. T’emballe pas ça ne va pas durer. Tu dois cette une à la renommée d’une enseigne victime d’une épidémie de suicides, une ex-entreprise publique devenue le prototype parfait de l’ultra-libéralisme débridé et des cataclysmes salariaux qu’il entraîne. Les suicidés de France Telecom sont les victimes les plus spectaculaires de la grippe salariale française dont tu es victime depuis un paquet de temps, l’incubation datant de bien avant la crise.
Exemple glané ce matin dans les rues de Paris la populaire : Florence, vendeuse de 19 ans fraîchement engagée en CDI (la chanceuse) dans un magasin de chaîne de prêt à porter. Dans l’entretien suivant sa lettre de motivation, il est clairement fait état que son métier en contient sept :
Vendeuse, manutentionnaire, femme de ménage, étalagiste, merchandiser, caissière, retoucheuse. Salaire 1000 euros net. Malgré l’insulte faite au prolo, elle fonce joyeuse.
Après l’euphorie de l’embauche viendra le temps des premiers compromis avec la morale puis celui du mutisme face aux injustices (surtout quand ça touche les autres) puis, parallèlement aux traites à rembourser (car le salarié est souvent aussi un endetté), notre polyvalente à mini-salaire entrera dans le long tunnel de la résignation.. La terreur de perdre son emploi atteindra son zénith vers la quarantaine si toutefois elle n’est déjà pas déclarée obsolète d’ici là par quelque nouveau manager régional voulant marquer son territoire. Et encore, ça c’est la version happy days sous condition qu’elle ait bénéficié d’une vague progression, d’un conjoint lui aussi salarié et qu’elle dispose d’un peu de confort en rentrant chez elle le soir devant un diner presque parfait.
Tu l’auras compris : Face aux funestes conséquences de cette logique du rendement qui grignote l’organigramme de l’intérimaire au cadre, ce n’est pas la méchante entreprise que j’ai envie d’engueuler aujourd’hui. Via quelques kapos un peu mieux payés, elle fait ce qu’elle à faire : Du chiffre, du chiffre, du chiffre et de la marge. Quitte à t’écraser.
Si tu ne dis rien, ne compte par sur elle, pas plus que sur ton présent gouvernement pour stopper l’hécatombe. Suicide, M6, déprime ou lexomyl, tant que tu retournes contre toi cette violence que tu devrais cracher à ceux qui te maintiennent dans la fange, au lieu de te battre en interne pour améliorer ce salariat, pour l’obtention d’une fonction identifiable avec un salaire décent, n’espère pas que l’entreprise s’émeuve de ton sort et ce, même si des bataillons de désœuvrés dans ton genre s’hara-kirisent dans le bureau du dirlo ou se tranchent la carotide sur le paper-board.
Déjà que tu ne représentes pas grand chose de ton vivant, imagine ce que tu deviens aux yeux de l’entreprise une fois décédé. Tu es un litige classé, un peu de travail pour les consultants, au mieux un poste à remplacer. Au pire, en cas de mauvaise publicité, tu seras une opération de com’ à mettre en place pour ne pas dégoûter, le temps qu’elle oublie, la clientèle elle même composée d’autres salariés dissipant leurs angoisses dans l’achat compulsif d’objets et de services.
Ta suppression volontaire fera partie du taux de perte des collaborateurs, classé catégorie : "Pas apte au corporate".
De ton vivant, hors prise records de barbituriques et shopping hystérique, il y a peu de preuves audibles de ton malheur.
A l’intérieur de cette entreprise qui t’appréhende comme elle le ferait d’un taille crayon, ne se vérifie jour après jour que ton silence. Tu as perdu l’habitude de dire non à ce qui vient d’en haut, tu as perdu l’habitude de communiquer avec ceux d’à côté pourtant enfermés en secret dans la même chambre des tortures. Parfois même, tu préfères tromper ton malheur en écrasant ceux moins bien placés dans l’échelle de responsabilités. Face au supérieur, tu joues de plus en plus mal la comédie préfabriquée du bonheur. En cas de tension, tu éclates en pleurs face au sous-chef au lieu de lui tenir tête, réservant tes regrets pour des potes salariés dans la même situation que toi que tu abreuves de textos histoire de vos excuser réciproquement vos énièmes lâchetés.
Une fois la tâche achevée (de ce que j’en capte, certains s’emmerdent quand même copeiusement au boulot), tu cherches du réconfort sur internet (non, non ne mens pas mes statistiques le prouvent).
Quel gâchis. c’est d’autant plus con qu’il ne faudrait pas grand chose pour ton bonheur : Juste un peu de sens à ce que tu fais, un peu plus d’argent aussi. Rien que l’entreprise ne puisse te donner en échange de ce travail pour lequel tu donnes jusqu’à ta vie.
Salarié, tu es un drôle de type. Lorsque l’on te bouscule dans le RER au retour de la corvée où lorsque qu’on te pique ta place de parking au supermarché, tu n’es pourtant pas le dernier pour gueuler ! Au boulot, c’est une autre histoire.
Si seulement tu oubliais ta peur, tu pourrais être salarié ET patron de ta vie.
Rappelle-toi que c’est toi l’humain, que sans toi l’entreprise n’est rien.
C’est à elle de s’adapter à tes réalités et non l’inverse.
Seb Musset
[1] appears courtesy of Grand François