Depuis le 1er avril, Tombouctou est aux mains des combattants d’Ansar ed-Dine. Ces talibans du désert ont entrepris la destruction d’un trésor historique.
J’aurais voulu commencer ce papier par les lignes de Paul Morand qui m’avaient tant frappée lorsque je les ai lues. Elles figurent dans un récit de voyage publié en 1928, intitulé dans sa première version AOF – de Paris à Tombouctou. Texte repris dans une version romancée : Magie noire. Ayant laissé ses compagnons croisés au bord du Niger (dont Albert Londres), Morand y décrit son arrivée sur Tombouctou : la ville écrasée de soleil, les tours et le minaret de la mosquée Djingareyber qui vacillent sur l’horizon brûlant, la couleur ocrée du banco…
Sans doute m’avait-on alors prêté ce livre, ou l’ai-je moi-même prêté et jamais récupéré. J’ai voulu le racheter : il est introuvable. La chasse aux sorcières par des hordes d’illettrés "antifascistes", tout ce qu’il y a de plus blancs ceux-là, a rendu bon nombre de nos grands auteurs infréquentables depuis les années 1990. Morand est en bonne place sur leur liste.
Si l’on vous rapporte cette petite histoire, c’est pour montrer qu’il existe une version occidentale, certes très "soft", de ce qui se passe actuellement à Tombouctou. Façon de dire qu’on n’est jamais à l’abri, même de ce côté du Niger, des ravages de l’ignorance et du fanatisme militant.
Tombouctou, donc. Grand ville historique du Mali fondée au XIIe siècle et qui connut son apogée au milieu du XVe siècle. Un carrefour commercial et, sans doute, le plus grand centre du savoir en Afrique. Depuis le 1er avril de cette année, elle est aux mains des insurgés du Nord-Mali, essentiellement des rebelles touaregs. Depuis une semaine, les islamistes du mouvement Ansar ed-Dine, proches d’Aqmi (Al Qaida au Maghreb islamique), ont entrepris la démolition systématique des tombeaux des saints musulmans, puis des mosquées de la ville.
Faire parler de soi
La raison officielle du massacre ? Le classement par l’Unesco, le 28 juin, de sept mausolées et trois mosquées de Tombouctou sur la liste du « patrimoine mondial en péril ». Effet pervers d’une bonne intention : au lieu de protéger les sites, cela a attiré sur ces derniers l’attention des médias du monde entier. D’où ces actions de « représailles » (sic) des troupes d’Ansar ed-Dine dont le porte-parole Oumar oud Hamaha a déclaré : « La construction de mausolées funéraires est contraire à l’islam et nous les détruisons parce que la religion nous l’ordonne ».
Surtout, ils savent que ces opérations de saccage vont heurter violemment la population locale et, par delà, choquer les Occidentaux. Quant à la valeur réelle des monuments de Tombouctou sur le plan patrimonial et culturel, ces djihadistes l’ignorent le plus souvent. La plupart d’entre eux sont des mercenaires ignares, formés sur le modèle wahhabite, pratiquant donc un islam différent de celui qui a cours au Mali, à savoir un islam d’inspiration soufie.
Une légende locale rapportant que l’ouverture de la porte sacrée de la mosquée Sidi Yahia engendrerait le malheur pour Tombouctou, les combattants d’Ansar ed-Dine l’ont détruite. « Ils sont venus défier le mystère pour voir si la légende est vraie ou fausse. Ils disent qu’ils veulent voir, et tout ce qui est interdit, ils vont le faire. Ils ont arraché les deux battants, ont pris des haches et des coupe-coupe. Ils ont cassé. Ce sont des gens qui ne savent même pas ce qu’ils font. Ils veulent seulement choquer l’opinion internationale, c’est tout », a rapporté un témoin à RFI.
La mémoire de l’Afrique en péril
La crainte, aujourd’hui, est que les rebelles touaregs s’en prennent aussi aux fameux « Manuscrits de Tombouctou », ces dizaines de milliers de livres qui reposaient depuis des siècles sous les sables du désert et que l’on a commencé d’exhumer, de répertorier, de classer et même de numériser depuis quelques décennies.
Un article du Monde diplomatique paru en 2004 évaluait à plus de 15 000 le nombre de documents déjà répertoriés sous l’égide de l’Unesco, et à 80 000 ceux encore enfouis dans les greniers de la ville. Quatre ans plus tard, en 2008, on chiffrait autour de 200 000 les livres cachés à Tombouctou et dans les villages alentour. Avant la chute de la ville aux mains des rebelles d’Ansar ed-Dine, 30 000 exemplaires avaient rejoint l’Institut des hautes études et de recherches islamiques Ahmed Baba (Ihediab) fondé en 1973 par le gouvernement malien. Les bureaux de l’Ihediab ayant été plusieurs fois saccagés au cours des dernières semaines, le précieux trésor a été déplacé en lieu sûr, mais ont craint pour les milliers d’exemplaires encore conservés chez les particuliers.
Propriété des grandes familles de la ville, ces bibliothèques, confiées à la garde des anciens, sont riches de documents allant du XIIIe au XIXe siècle. Tous témoignent de la grandeur de cette cité de sable qui fut un centre de commerce capital entre l’ancien Soudan et le Maghreb. Marchands, voyageurs et savants s’y croisent. Au XVe siècle Tombouctou compte plus de 100 000 habitants (contre 30 000 aujourd’hui), dont 25 000 étudiants qui fréquentent l’université de Sankoré, devenue depuis une mosquée. Les conférences des oulémas y sont alors retranscrites sur des écorces, des omoplates de chameau, de la peau de mouton ou du papier en provenance d’Orient puis d’Italie.
Au fil des siècles s’élabore ainsi un précieux corpus philosophique, juridique et religieux. Aux Corans enluminés s’adjoint le savoir du monde (musique, médecine, littérature, astronomie, traités de géographie) ainsi que des données historiques et sociales de première importance : correspondance du roi de Tombouctou au XIVe siècle, comptabilité marchande (cours des tissus et de la noix de kola), généalogie des grandes familles et même journaux intimes. Le tout copié, transcrit, traduit et recopié par des milliers de scribes embauchés au fil des siècles pour cette tâche.
Si ces trésors devaient tomber aux mains des factions rebelles, ce serait une nouvelle Bibliothèque d’Alexandrie qui serait rayée de la carte. Mais si les hommes de troupe sont ignares et inconscients de la portée culturelle de ces ouvrages rarissimes, leurs chefs ont, eux, conscience de leur valeur marchande. Ainsi craint-on de voir ces ouvrages rarissimes, écrits en langue arabe ou en fulani (peul) par des érudits, se retrouver sur le marché de l’art officiel ou officieux. Le circuit est connu de ces biens culturels qui, venant d’Afrique, transitent généralement par la Suisse avant d’être proposés, sous le manteau ou en vente publique après avoir été maquillés, à des collectionneurs privés prêts à tout pour les acquérir.
Preuve supplémentaire s’il en faut que ce n’est pas l’islam qui est en cause ici, mais l’ignorance crasse, elle-même mère du fanatisme. Lequel, hélas, ne connaît ni religion ni frontières.