Le géant mondial de l’ameublement, Ikea, aurait usé de méthodes illégales pour espionner, durant des années, des salariés et des clients. C’est en février 2012 qu’éclate cette incroyable affaire, lorsque le Canard enchaîné publie des courriels échangés entre Ikea-France et une société privée de sécurité, dans lesquels il est question de payer un accès illégal aux fichiers de police afin d’obtenir des renseignements sur des employés mais aussi des clients en litige avec Ikea.
Aussitôt une enquête judiciaire est ouverte. Dans l’intervalle les juges ont perquisitionné, saisi des mails et entendu les principaux protagonistes de cette affaire qui ressemble à s’y méprendre à de l’espionnage. Six ans plus tard, l’enquête est bouclée et le parquet de Versailles demande le renvoi en correctionnelle de 15 personnes, dont deux anciens patrons d’Ikea-France pour « collecte illicite de données personnelles ».
Tout démarre avec Adel Amara, employé du magasin Ikea de Franconville dans le Val-d’Oise. Ce salarié est aussi délégué syndical au niveau européen et à ce titre il s’est trouvé à la tête d’une grève en 2010. Peu après ce grand mouvement social, Adel Amara raconte qu’il a l’impression d’être suivi. « En me promenant j’ai croisé un vigile, le même était encore là quand je faisais mes courses, raconte-t-il. Je voyais aussi une personne dans sa voiture qui restait garée en bas de chez moi. » L’homme conclut, évasif : « On m’avait bien dit qu’on me ferait payer les grèves. »
Un rapport de 55 pages sur un leader syndical
Lorsqu’il évoque ses soupçons à l’époque, on le traite de « parano ». Mais en 2012, il découvre qu’il était effectivement au cœur d’une enquête réalisée deux ans plus tôt par une société de sécurité privée. La justice en détiendrait une preuve : un rapport de 55 pages sur le magasin de Franconville où travaille ce syndicaliste.
Dans ce document que la cellule investigation de franceinfo a pu consulter, Adel Amara est décrit comme « un leader charismatique », mais aussi comme un déséquilibré (« Adel Amara souffre à l’évidence de problématiques psychotiques »), un drogué (« les cadres sont unanimes à souligner la probabilité élevée de consommation de drogue » ; « l’observation de son comportement laisse penser qu’il utilise préférentiellement de la cocaïne ») ou un alcoolique (« une personne interviewée est même certaine qu’Adel Amara sentait l’alcool à deux reprises au moins. Cependant, cette information n’est pas recoupée par les autres entretiens (…) De confession musulmane mais peu pratiquant, l’usage de l’alcool n’est pas autorisé par sa religion »).
Lorsqu’au cours de la procédure Adel Amara prend connaissance de ce rapport de détective, il en reste stupéfait. Il l’est plus encore en apprenant la tentative de manipulation proposée par la société prestataire de sécurité privée : sur le modèle des pratiques d’espionnage les plus professionnelles, y sont envisagés les moyens d’utiliser voire de « retourner » la propre compagne du syndicaliste dans le dessein d’en faire « un levier d’influence ».
nterrogé sur ces accusations, l’avocat d’Ikea-France déploie deux axes de défense : il n’existe pas de preuve qu’Ikea ait commandé ce rapport et Adel Amara a été condamné pour des faits de harcèlement sur des collaborateurs et a été licencié.
De faux salariés espions
Si le recours à des techniques de manipulation fait songer à un roman d’espionnage, une autre méthode décrite dans ce fameux rapport versé à la procédure judiciaire évoque l’usage des « légendes », un outil bien connu dans le monde du renseignement : il s’agit d’infiltrer de faux collègues dans l’entourage direct du salarié à surveiller, des comédiens ou d’anciens espions professionnels, qui auront pour mission faire remonter des informations à la direction.
Chez Ikea, c’est précisément le scénario décrit, avec pour cible Adel Amara. Un document préconise même d’organiser un casting de premier choix pour mieux le surveiller.
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Ce n’est pas la première fois qu’une entreprise est soupçonnée d’avoir recours à des personnes infiltrées. La journaliste indépendante Anne-Sophie David a mené une enquête sur le sujet, pour le livre Syndicats filous, co-écrit avec Benoît Broignard (éd. Max Milo, 2012). Selon elle, ce type de méthodes a été employé lors du conflit social chez Molex, près de Toulouse :
« Chez Molex, tout a commencé lorsque le groupe a fait appel à une société de sécurité, raconte la journaliste. En septembre 2009, suite à l’annonce brutale de la fermeture du site, une équipe de gardiennage est mise en place pour écouter et surveiller les salariés et les grévistes. [...] Un mois après, en octobre, un “implant” – une personne infiltrée – est placé à un poste-clé au cœur de l’entreprise et des recherches d’informations sont menées pour “profiler” les leaders de la contestation, poursuit Anne-Sophie David. Puis, une opération nocturne est menée pour exfiltrer une partie du stock et des machines-outils en toute illégalité. C’était une situation digne d’un film ! Pendant plus d’un an, les salariés de Molex vont vivre sans le savoir sous la loupe de ces consultants infiltrés. On connaît la suite de l’histoire : tous les salariés ont été licenciés et les brevets ont été dupliqués par la maison-mère aux États-Unis. »
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Des pratiques révolues, selon Ikea
Si aujourd’hui, six ans après la découverte de ces pratiques, Ikea-France reconnait que des dérives ont pu exister, l’avocat de l’entreprise explique aujourd’hui que c’est désormais de l’histoire ancienne. Me Emmanuel Daoud parle d’éthique et explique qu’un code de bonnes pratiques a remplacé les consignes d’espionnage interne. L’avocat Sofiane Hakiki, qui représente notamment les intérêts de la CGT, confirme cette évolution positive, il y a selon lui un "avant" et un "après" l’affaire Ikea.
Il n’empêche que tous les cas similaires n’ont pas encore été mis au jour : une enquête reste ouverte concernant des soupçons d’espionnage de salariés et de syndicalistes dans des maisons de retraite. C’est la société Orpéa, un des leaders du secteur de la santé privée, qui est visée.
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De plus en plus d’entreprises mandatent des sociétés ou des détectives privés pour surveiller leurs employés :