Quand on écoute le discours de Laurent Alexandre (dans le cadre de l’USI en juin 2014), un chirurgien qui s’intéresse aux neurosciences, on a d’abord l’impression de tomber sur un télévangéliste du futur. Il est question de transhumanisme, de neurotechnologies, d’homme augmenté, de back-uper son cerveau, et de vaincre la mort. Tout simplement.
En un peu moins d’une heure, égrenant les axes de recherche des bio-ingénieurs de Google, Alexandre entraîne le public vers des conclusions qui défient l’entendement. Et qui posent de nouvelles questions, morales, philosophiques, et théologiques, auxquelles nous ne sommes pas vraiment préparés.
Back-uper son cerveau ? C’est transférer son âme dans des circuits intégrés. Google travaillerait sur le projet, avec des experts débauchés ici et là. Selon Laurent Alexandre, les meilleurs chercheurs intéressent le Moloch américain, qui a déjà avalé toute la robotique de pointe, dans le but d’accélérer non pas la recherche, mais les résultats. Google n’est pas une vulgaire entité commerciale. Elle a d’autres objectifs, plus ou moins cachés, que l’orateur dévoile dans son monologue : « Le business n’est pas le problème, le problème c’est changer l’homme. »
Les dirigeants de Google ne sont pas seulement des entrepreneurs, ils travaillent dans le sens d’un messianisme politique. Et la force de cette nouvelle puissance économique, c’est que « l’opinion va adorer ». Adorer qu’on lui propose de vivre plus longtemps, de sauvegarder son âme, de multiplier sa mémoire ou son intelligence, pour, in fine, provoquer un nouveau bond dans l’Évolution.
Rêves de geeks ? pas seulement.
Cette entreprise, dotée de moyens quasi-illimités, a les moyens de ses ambitions. A l’horizon de quelques décennies, le cerveau biologique, ou cerveau ancien, aura perdu la bataille, selon les propres termes du futurologue. Le cerveau augmenté lui succédera, avec des capacités multipliées, presque sans limites. L’embryon du cerveau global, neuro-Dieu pour les profanes, niche-t-il dans les serveurs gigantesques de Google ? Des questions vertigineuses se poseront, se posent déjà. La croyance, Dieu, la mort, le destin, tout peut alors être remis en question. Alors, l’humanité va-t-elle vers le bien ou le mal ? L’utopie googlienne est un mélange de 1984 d’Orwell et du Meilleur des mondes, d’Huxley. Alexandre ne se situe pas dans une posture morale, ni même politique : il garde l’œil curieux, celui du scientifique qui bouscule tous les dogmes, fussent-ils intangibles. Mais on sent derrière son développement une admiration d’enfant pour le groupe américain, même s’il essaye de nous alerter sur son pouvoir grandissant, qu’il estime déjà totalitaire. D’autres le trouvent déjà maléfique.
« Google a pour projet de créer une humanité 2.0 », lance Laurent Alexandre, citant le titre d’un livre de Raymond Kurzweil.
Devant cet exposé empreint de lyrisme, qui nous transporte dans une autre dimension, que reste-t-il à l’homme de la rue, l’homme non virtuel, l’homme 1.0, Homo Normalus ? Laurent Alexandre prophétise la mort de ce grand singe, déjà dans les poubelles de l’Histoire. Il annonce aussi la fin du clivage droite/gauche, remplacé par le clivage transhumanistes/bioconservateurs.
Les transhumanistes étant ceux qui « croient » ou qui ne craignent pas l’homme augmenté, qui profitera de la fusion entre le cerveau et la technologie. Toute résistance s’avère difficile : qui s’opposera à ce progrès, un progrès personnel et collectif ? Pourtant, des scientifiques de renom, sous la houlette du génial Stephen Hawking, ont écrit une lettre au Guardian pour évoquer le risque majeur que le développement de l’intelligence artificielle fera courir à l’humanité, dans les 40 prochaines années. Le comité d‘éthique formé à cette occasion par Google ne changeant pas grand chose aux craintes de cette assemblée de scientifiques et prix Nobel, au contraire. Un autre inquiet fut Bill Joy, fondateur du langage Java et de Sun, que tous les informaticiens connaissent. Son livre datant de l’an 2000, Pourquoi le futur n’a pas besoin de nous, résume les inquiétudes générées par le pouvoir grandissant des technologies, qui annoncent la fin de l’homme. Ou du moins qui le dépouilleront de toutes ses prérogatives : on parle déjà de neuropolice, de neurojustice, de neurogéopolitique. Laurent Alexandre lui-même, en bon chirurgien, prévoit la disparition des infirmières. Dommage.
Moins d’humain, donc moins d’erreur ?
Tout cela n’est pas que de la prospective, ou de la neuroscience-fiction. Des pays (asiatiques, pour ne pas les citer) sont déjà sur la ligne de départ de la sélection des embryons, avec en vue la domination sur les pays qui refuseront cette sélection. Une guerre mondiale de l’intelligence est en cours, et les technologies NBIC qui en sont les armes prennent une ampleur considérable.
S’il y a des limites philosophiques, il n’y a pas de limites technologiques. Et la technologie est neutre. Soi-disant. En soutenant que l’âme humaine provient de nos neurones plutôt que du Seigneur, Laurent Alexandre prend un risque. Celui d’ignorer le niveau d’organisation supérieur, cher à Laborit et aux découvreurs « à l’ancienne », qui marchent à la simple imagination, et à la foi. Le scientisme a ses limites.
À la fin de sa démonstration, Laurent Alexandre abandonne le micro au public. Et se trouve démuni devant une question fort pertinente sur la mort… de la Mort : que va devenir la créativité humaine, qu’on sait organiquement liée à la peur de la mort, si cette dernière est vaincue ? Un feed-back cybernétique imprévu. L’Homme imparfait a peut-être encore de beaux jours devant lui.
La conférence complète de Laurent Alexandre est ici :