On ne sait pas si Rocard est à lui seul un naufrage ou un poisson pilote. Politiquement, il a échoué dans ses tentatives de parvenir au sommet de l’Etat.
Si Mitterrand le nomme premier ministre le 10 mai 1988, c’est avec la morgue dédaigneuse du souverain, qui pousse la muflerie jusqu’à prédire son échec prochain. En guise de soutien, on peut mieux faire. Aussi bien les résultats furent-ils au niveau des attentes. C’est sous le gouvernement Rocard que fut instauré le revenu minimum d’insertion, qui institutionnalisait pour ainsi dire la présence maintenant bien ancrée d’un chômage de masse, qu’il était urgent de traiter socialement.
De même la CSG, prélèvement annoncé hypocritement comme provisoire, fut instaurée, et sévit encore. Il ne faut pas oublier non plus les accords très controversés de Matignon, préparant l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie. On ne peut pas dire que le référendum qui suivit soit resté, de par le taux de participation auquel il donna lieu, dans les annales de la république.
Sinon rien, ou à peu près.
On retiendra son duel avec Mitterrand, dont le Machiavel élyséen devait sortir vainqueur, et les sondages mirifiques qui le renvoyaient régulièrement dans les hautes sphères de la popularité, à défaut d’autre chose.
Bref, on aurait retenu de Rocard les propos embrouillés d’énarque, l’agitation désordonnée, l’inefficacité politicienne chronique, s’il n’avait eu la mauvaise idée de se survivre. Car même dans sa jeunesse idéaliste, où il luttait contre l’Algérie française au PSU, en compagnie des cathos de gauche, même du temps de sa lubie autogestionnaire qu’il brandissait contre la gauche étatiste, il n’avait abandonné l’idée de gravir les échelons par des astuces de tribune. A preuve sa tentative de juin 68. Il pouvait bien critiquer Mitterrand, maître es coups tordus. Seulement, lui réussit, tandis que Rocard ne prit jamais que ce qu’on voulut lui abandonner. Sa nomination pitoyable par Sarkozy à la tête de la commission du plan de relance, dont d’ailleurs les propositions firent pschitt, en est un témoignage assez grotesque.
Ce n’est pas faute, répétons-le, d’avoir essayé. Et comment parvenir, sinon par des chemins de traverse. Par exemple, ne fut-il pas membre de l’International Advisory Board, de 1999 à 2004, composé de membres influents du monde politique et économique, dont la vocation consiste à prodiguer des conseils avisés aux dirigeants américains et européens , dans une optique très atlantiste ? N’a-t-il pas fondé, avec Strauss Khan et Moscovici, la très libérale association de gauche « Les Amis de l’Europe » ? N’est-il pas membre du comité de soutien de l’Association Primo Levi, qui regroupe des ONG occidentalistes ?
Tout décidément le destinait à d’augustes responsabilités, même son obstinée propagande en faveur de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, en faveur de laquelle il eut cet argument définitif : « Et je pense que c’est justement aussi parce que la Turquie est musulmane que nous avons intérêt à ce qu’elle intègre l’Union européenne. »
Cependant, si l’homme politique connut des frustrations qu’eut aussi à subir, dans une autre mesure, l’amusant Giscard D’Estaing, on ne peut pas assurer qu’il n’ait pas remporté une victoire à la Pyrrhus. Ses positions sociales libérales, sa réhabilitation du marché, de l’entreprise, face à une gauche dogmatiquement accrochée à la vision marxiste de l’économie, préfigurait dans les années précédent l’arrivée de Mitterrand au pouvoir ce que serait le parti socialiste après la mort du Mazarin élyséen.
Cette nouvelle gauche, cette gauche américaine, ouverte, permissive, tolérante dans le domaine sociétal, et acceptant sans trop de scrupule la loi du marché, le capitalisme et le mondialisme, elle est dorénavant dominante face à une droite tout aussi libérale et de plus en plus sécuritaire (du moins en paroles), comme si la dualité traditionnelle gauche versus droite, avec été claquée sur la binarité américaine démocrates versus républicains. Mais Rocard n’en tira aucun profit.
Finalement, Rocard annonçait les temps futurs, et en incarnait la médiocrité. Il était (enfin, il est) l’un de ces hommes des temps modernes, qui ne jurent que par la force des choses, fussent-elles laides, bêtes et déshumanisantes. La valeur, pour un tel être, n’est que le produit des besoins, le jeu des désirs matériels. Le marché ordonne. Qu’importe le reste.
Il est évident, au demeurant, que les patrons ne peuvent avoir pour un tel héros que les yeux de Chimène.
A preuve sa dernière déclaration, à l’université d’été du MEDEF.
Qu’a donc dit notre héraut de la modernité ? “Le seul milieu qui connaisse quelque chose au monde extérieur, ce n’est pas vraiment les journalistes ; ce n’est pas les hommes politiques, ils ne sont référés qu’à leurs seules traditions ; ce n’est pas le monde salarial et ses syndicats ; ce n’est pas les intellectuels, trop sensibilisés à leur langue et à leur culture ; c’est vous les patrons. » Sic.
En matière de flagornerie et de démagogie, on ne fait pas mieux. Passe pour les journalistes, ces parasites de l’opinion. Laissons-lui aussi la peau des politiques, dont il est pourtant plaisant d’affirmer qu’ils se réfèrent à leurs traditions, eux qui n’en ont plus ! Abandonnons-lui de même les syndicalistes. Mais je voudrais bien voir qu’un ouvrier licencié, un pauvre type qui galère pour avoir juste de quoi nourrir chichement sa famille, l’employé pour qui on fixe des objectifs inatteignables et qui finit par sombrer, le jeune qui cherche désespérément un emploi, puissent être, de près ou de loin, en décalage avec la réalité et le monde extérieur !
A moins que ce dernier soit les palais ou les strapontins que Rocard fréquente. Quant aux intellectuels, s’il vise BHL et les petits esprits qui hantent les médias pour louer le camp de Rocard, soit. Mais s’il avait ouvert quelques ouvrages bien avisés, comme ceux de Alain de Benoist, de Christopher Lasch, de Michel Maffesoli, de Jean-Claude Michéa, de Marcel Gauchet, et d’autres du même piot, peut-être aurait-il évité de dire tant d’âneries.
Le plus irritant, bien sûr, est cette propension, qu’on trouve chez les épiciers, les maquignons, les maquereaux de toutes espèces, les exaltés du gros et du solide, à dénigrer ce qui ne correspond pas à leur vision quantitative du monde. Il est certain que si l’on prend comme parangon les courbes boursières, les taux d’imposition, les rapports en importation et exportation, la croissance et la conquête des marchés, on n’appréhendera ce que l’homme présente de plus réducteur et de plus grossier.
On pourra, si l’on veut, appeler ce no man’s land « monde extérieur ». Rien de plus con, au demeurant, qu’un cadre dynamique, à la tête farcie d’algorithmes financiers. Rien de plus répugnant qu’un directeur des ressources humaines en quête de productivité à bon compte. Si l’on veut ce type de civilisation, où prolifèrent les bureaux, les barres bétonnées, les masses désorientées, les flux de merdes à quatre sous et la misère spirituelle, il est sûr que les patrons actuels sont les plus en phase avec la réalité, avec le monde extérieur. Ce qui ne les empêche pas de se gourer pesamment, et de se ridiculiser dans leurs enthousiasmes de bazar.
On n’a toujours que les courtisans qu’on mérite.