Les funérailles de Jacques Chirac à Paris – qui réunissent des dizaines de chefs d’État et de nombreux représentants politiques au grand dam d’une Marine Le Pen toujours prompte à mendier un passe républicain – sont l’occasion de redécouvrir l’un des discours les plus subversifs du fondateur du RPR.
Le contexte :
L’appel de Cochin est un texte communiqué à la presse le 6 décembre 1978 par Jacques Chirac, alors maire de Paris, président du Rassemblement pour la République (RPR), et ancien Premier ministre.
Ce nom d’« appel de Cochin » a été donné à ce communiqué en raison des circonstances dans lesquelles il a été élaboré. Victime d’un accident de la route en Corrèze le 26 novembre précédent, Jacques Chirac avait aussitôt été transporté à Paris, à l’hôpital Cochin.
En convalescence, il signe et diffuse cet appel dont la paternité réelle est attribuée selon les spécialistes aux deux plus proches conseillers de Jacques Chirac à l’époque : Pierre Juillet et Marie-France Garaud, eux-mêmes très influencés par le socialiste collaborationniste et éminence grise de Georges Pompidou (période Premier ministre de De Gaulle) Georges Albertini.
La publication de cet appel entre dans le cadre de la « précampagne » du RPR pour les élections européennes de juin 1979, premières élections au suffrage universel du Parlement européen, jusque-là désigné par les Parlements nationaux des pays membres de la Communauté économique européenne. À cette époque, le président de la République Valéry Giscard d’Estaing, fervent défenseur de l’Europe fédérale, pose déjà les jalons du système monétaire européen qui donnera naissance à l’euro comme monnaie unique...
C’est donc l’Union pour la démocratie française (UDF), parti de centre-droit créé le 1er février 1978 à l’initiative de Giscard d’Estaing, qui est principalement visée par le texte de Chirac. Qualifiée de « parti de l’étranger » qui « prépare l’inféodation » de la France et « consent à l’idée de son abaissement », l’UDF est vue comme le creuset de la politique « antinationale » de la future Union européenne...
En février 1977 déjà, quelques mois après la création du RPR, Jacques Chirac avait dénoncé devant 100 000 personnes à Pantin le « capitalisme sauvage » et affirmé que les gaullistes ne devaient pas être confondus avec les « tenants du libéralisme classique » et la « droite » assimilée au giscardisme et au centrisme.
Véritable héritier du projet gaulliste ou politicien calculateur, Chirac ? Toujours est-il que la radicalité de l’Appel de Cochin créera la dissension au sein du RPR et l’échec du scrutin (Chirac n’arrive qu’en quatrième position derrière l’européiste Simone Veil, le socialiste François Mitterrand et le communiste Georges Marchais ; le taux d’abstention est de 40 %) signera la fin de la « bande des quatre » (Yves Guéna, Charles Pasqua, Pierre Juillet et Marie-France Garaud), bande constituée par les principaux conseillers de Jacques Chirac et dont l’influence sera jugée trop importante. L’authenticité gaulliste et l’attachement radical à la souveraineté française seront à partir de là sacrifiés sur l’autel des ambitions de celui qui intriguera encore durant seize ans avant de parvenir au poste républicain suprême.
C’est certainement en référence à ce tournant idéologique de l’histoire de la droite politicienne que Marie-France Garaud déclarera en 1985 :
« Je pensais que Jacques Chirac était du marbre dont on fait les statues, il est en fait de la faïence dont on fait les bidets. »
Le manque de courage et de conviction de Jacques Chirac face à l’histoire ne retire rien à la portée de ce texte qui conserve toute son actualité quarante-et-un ans après.
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Appel de Cochin
Jacques Chirac
6 décembre 1978
Il est des heures graves dans l’histoire d’un peuple où sa sauvegarde tient toute dans sa capacité de discerner les menaces qu’on lui cache.
L’Europe que nous attendions et désirions, dans laquelle pourrait s’épanouir une France digne et forte, cette Europe, nous savons depuis hier qu’on ne veut pas la faire.
Tout nous conduit à penser que, derrière le masque des mots et le jargon des technocrates, on prépare l’inféodation de la France, on consent à l’idée de son abaissement.
En ce qui nous concerne nous devons dire NON.
En clair, de quoi s’agit-il ? Les faits sont simples, même si certains ont cru gagner à les obscurcir.
L’élection prochaine de l’Assemblée européenne au suffrage universel direct ne saurait intervenir sans que le peuple français soit directement éclairé sur la portée de son vote. Elle constituera un piège si les électeurs sont induits à croire qu’ils vont simplement entériner quelques principes généraux, d’ailleurs à peu près incontestés quant à la nécessité de l’organisation européenne, alors que les suffrages ainsi captés vont servir à légitimer tout ensemble les débordements futurs et les carences actuelles, au préjudice des intérêts nationaux.
1. Le gouvernement français soutient que les attributions de l’Assemblée resteront fixées par le traité de Rome et ne seront pas modifiées en conséquence du nouveau mode d’élection. Mais la plupart de nos partenaires énoncent l’opinion opposée presque comme allant de soi et aucune assurance n’a été obtenue à l’encontre de l’offensive ainsi annoncée, tranquillement, à l’avance. Or le président de la République reconnaissait, à juste raison, dans une conférence de presse récente, qu’une Europe fédérale ne manquerait pas d’être dominée par les intérêts américains. C’est dire que les votes de majorité, au sein des institutions européennes, en paralysant la volonté de la France, ne serviront ni les intérêts français, bien entendu, ni les intérêts européens. En d’autres termes, les votes des 81 représentants français pèseront bien peu à l’encontre des 329 représentants de pays eux-mêmes excessivement sensibles aux influences d’outre-Atlantique.
Telle est bien la menace dont l’opinion publique doit être consciente. Cette menace n’est pas lointaine et théorique : elle est ouverte, certaine et proche. Comment nos gouvernants pourront-ils y résister demain s’ils n’ont pas été capables de la faire écarter dans les déclarations d’intention ?
2. L’approbation de la politique européenne du gouvernement supposerait que celle-ci fût clairement affirmée à l’égard des errements actuels de la Communauté économique européenne. Il est de fait que cette Communauté – en dehors d’une politique agricole commune, d’ailleurs menacée – tend à n’être, aujourd’hui, guère plus qu’une zone de libre-échange favorable peut-être aux intérêts étrangers les plus puissants, mais qui voue au démantèlement des pans entiers de notre industrie laissée sans protection contre des concurrences inégales, sauvages ou qui se gardent de nous accorder la réciprocité. On ne saurait demander aux Français de souscrire ainsi à leur asservissement économique, au marasme et au chômage. Dans la mesure où la politique économique propre au gouvernement français contribue pour sa part aux mêmes résultats, on ne saurait davantage lui obtenir l’approbation sous le couvert d’un vote relatif à l’Europe.
3. L’admission de l’Espagne et du Portugal dans la Communauté soulève, tant pour nos intérêts agricoles que pour le fonctionnement des institutions communes, de très sérieuses difficultés qui doivent être préalablement résolues, sous peine d’aggraver une situation déjà fort peu satisfaisante. Jusque-là, il serait d’une grande légèreté, pour en tirer quelque avantage politique plus ou moins illusoire, d’annoncer cette admission comme virtuellement acquise.
4. La politique européenne du gouvernement ne peut, en aucun cas, dispenser la France d’une politique étrangère qui lui soit propre. L’Europe ne peut servir à camoufler l’effacement d’une France qui n’aurait plus, sur le plan mondial, ni autorité, ni idée, ni message, ni visage. Nous récusons une politique étrangère qui cesse de répondre à la vocation d’une grande puissance, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et investie de ce fait de responsabilités particulières dans l’ordre international.
C’est pourquoi nous disons NON.
NON à la politique de la supranationalité.
NON à l’asservissement économique.
NON à l’effacement international de la France.
Favorables à l’organisation européenne, oui, nous le sommes pleinement. Nous voulons, autant que d’autres, que se fasse l’Europe. Mais une Europe européenne, où la France conduise son destin de grande nation. Nous disons non à une France vassale dans un empire de marchands, non à une France qui démissionne aujourd’hui pour s’effacer demain.
Puisqu’il s’agit de la France, de son indépendance et de l’avenir, puis qu’il s’agit de l’Europe, de sa cohésion et de sa volonté, nous ne transigerons pas. Nous lutterons de toutes nos forces pour qu’après tant de sacrifices, tant d’épreuves et tant d’exemples, notre génération ne signe pas, dans l’ignorance, le déclin de la patrie.
Comme toujours quand il s’agit de l’abaissement de la France, le parti de l’étranger est à l’œuvre avec sa voix paisible et rassurante. Français, ne l’écoutez pas. C’est l’engourdissement qui précède la paix de la mort.
Mais comme toujours quand il s’agit de l’honneur de la France, partout des hommes vont se lever pour combattre les partisans du renoncement et les auxiliaires de la décadence.
Avec gravité et résolution, je vous appelle dans un grand rassemblement de l’espérance, à un nouveau combat, celui pour la France de toujours et l’Europe de demain.