Avec d’infinies précautions et une sourde culpabilité, nous avons décroché 7 des 16 morceaux de la longue interview de Régis Debray par Alexandre Devecchio du Figaro. Curieusement, c’est dans ce quotidien dit conservateur ou réactionnaire (si peu) qu’on trouve encore du débat non tronqué, dénué de condamnation idéologique, comme on peut le voir dans Le Monde.
De Maurras à Orwell, Esprits Libres/ @FigaroVox est plus que jamais le lieu du débat. Dans le @Le_Figaro mag demain. pic.twitter.com/msvlpLidie
— Alexandre Devecchio (@AlexDevecchio) 3 mai 2018
L’interview complète (datée du 1er mai 2018) n’est accessible qu’aux abonnés (9€90 par mois) mais l’information a eu raison de nos scrupules de vieille pucelle : l’échange est intéressant, Debray est un franc-tireur, il manie la langue et les concepts avec habileté, et le journaliste du Figaro ne fait pas honte. On espère que le fils Dassault nous pardonnera. Voici notre sélection.
À l’époque du dixième anniversaire de Mai 68, vous aviez déclaré que Mai 68 était le « berceau de la nouvelle bourgeoisie ». 68 a-t-il été le début de la fin ?
Étant empêché ailleurs, je ne peux hélas pas témoigner de ce que fut ce formidable moment de fraternité. Je ne peux m’en tenir qu’au résultat. Il confirme le mot de Valéry : « Les hommes entrent dans l’avenir à reculons. » En l’occurrence, on est allé en Californie en passant par Pékin. Une belle avancée pour les individus, un grand recul pour le collectif. Comme si l’exécution des pères avait dégagé le terrain pour l’épanouissement du « pèze », et du chacun pour soi. C’est ce que je m’étais permis de signaler en 1978, dans un petit ouvrage qui n’eut aucun écho. J’annonçais, en ne plaisantant qu’à moitié, que Cohn-Bendit deviendrait une notabilité de référence dans une Europe archilibérale. Cela n’a rien d’une condamnation et on discute ferme pour savoir si on a ou non gagné au change - mais comme les débats idéologiques m’ennuient profondément, je préfère m’abstenir.
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Est-ce l’échec d’une génération ?
Peut-être. Celle d’une certaine génération, ou de plusieurs, héritière des Lumières, éduquée dans le latin-grec, convaincue qu’elle pouvait et allait agir sur les événements par l’exercice de la raison critique, en union avec le mouvement ouvrier. La fabrique de l’opinion a changé d’échelle, et les industries lourdes de l’image-son ont rendu cette ambition pédagogique obsolète. Chacun se débrouillera comme il peut, mais moi je renonce à toute ambition d’influence. Coincés entre le tout-économie et le tout-image, qui font la paire, les gens de mon espèce ne peuvent plus faire, avec leurs gribouillis, que des ronds de fumée. L’action publique a coupé les ponts avec la pensée. Place aux communicants : sondeurs, animateurs, acteurs, cameramen, photographes, spin doctors… L’écriture a déclassé l’oracle, l’imprimerie le moine copiste, l’audiovisuel le philosophe. La roue tourne. Rotation des personnels d’avant-garde. Rien de dramatique.
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Vous avez eu plusieurs vies : aventurier, intellectuel engagé, conseiller du prince. Si vous deviez n’en retenir qu’une, ce serait laquelle ?
Sans doute celle où une croyance un peu messianique me gonflait à bloc. En 1966 quand je vais repérer tout seul, au nord de la Bolivie, un lieu pour le futur débarquement du Che et de ses hommes. J’ai la certitude qu’un immense avenir va s’ouvrir, ce qui me donne une audace incroyable. Quand on a une mystique, on devient pragmatique et on surmonte beaucoup de difficultés matérielles. C’était déraisonnable, mais les moments d’illusion sont des moments de plénitude, de propulsion. Marier la lucidité et l’action, c’est très dur parce que toute action a besoin de mythomanie. Quand le mythe s’en va, on perd en intensité, sans d’ailleurs gagner en résultat. Ou pas toujours.
Avec le recul, l’illusion lyrique de la révolution était-elle une erreur ?
Excusez-moi, mais je ne vois rien d’erroné dans l’idée d’abattre des régimes militaires et d’une réforme agraire. L’erreur était dans le choix des moyens et j’ai tenté d’expliquer pourquoi dans La Critique des armes, en 1974. Le fond du problème c’est que la révolution comme mouvement, c’est très engageant, mais comme régime, le plus souvent imbuvable. C’est la déviation de trajectoire, la grande énigme. Comment des gens très bien, dans les maquis, finissent par faire des choses très moches, aux commandes. Vous en connaissez, vous, des ismes de bonne facture, qui ne déraillent pas une fois arrivés au pouvoir - libéralisme, socialisme, sionisme, nationalisme ?
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Dans les années 1980, vous êtes conseiller de François Mitterrand. Avez-vous succombé à l’illusion lyrique ?
Pourquoi succomber ? Ce n’était pas une vilaine tentation mais un beau pari. Je pensais qu’il y avait encore une chance de réconcilier le régalien et le plébéien et de montrer que l’État n’est pas seulement un instrument au service de la classe dominante, mais peut se mettre au service de l’intérêt général et de ceux qui en ont le plus besoin. Après l’échec au Chili du socialisme dans la liberté, il me semblait que la France offrait de meilleures conditions pour réussir cet exploit, difficile je l’avoue, qui aurait une portée historique. Et puis, je me suis aperçu assez vite que le pari ne serait pas tenu. Alors, je suis parti.
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Certains comparent Macron à Mitterrand…
C’est biaisé. Les deux générations sont incomparables. Il y a celle qui a connu l’armée, les camps, la soif, la peur, la fraternité, et il y a celle qui n’a jamais reçu de coups dans la figure. Il y a celle qui a eu à risquer et sauver sa peau face à la Gestapo et celle qui est passée d’un amphi de l’ENA à un siège de banque ou de préfecture, avec, au milieu, le rituel stage de young leader aux USA, pour achever de rentrer dans le moule. Cela dit, on ne peut reprocher à personne sa date de naissance. Ni d’avoir jamais senti le vent du boulet. Ni milité pour de bon, à la base. Comme disait Semprun, « la guerre est finie ». C’est un vécu qui en général met un bémol à l’arrogance.
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Aujourd’hui, l’islamisation est jugée plus menaçante pour notre identité que la globalisation…
J’ai peut-être les yeux dans les poches mais je ne vois pas notre classe dirigeante remplir les mosquées, apprendre l’arabe ou troquer la barbe de trois jours contre celle du takfiriste. De toute façon, les deux phénomènes s’enchaînent l’un l’autre. L’ouragan de l’indifférenciation techno-économique crée partout un déficit d’appartenance culturelle, donc un trou d’air où s’engouffre le retour à des sources identitaires plus ou moins fantasmées. La mondialisation heureuse, c’est à l’arrivée une balkanisation furieuse. Vous submergez l’Iran de Coca-Cola et dix ans après vous avez les ayatollahs. Les modernisateurs à marche forcée sont des pousse-au-crime. Elle se paye cher, l’illusion économique. L’idée par exemple qu’on peut faire un peuple européen avec une monnaie commune et non avec un imaginaire commun.