Suite à la publication d’un rapport par Freedom House qui constate un recul de la France en matière de liberté d’expression, RT France s’est entretenu avec Philippe Aigrain, ancien chef du secteur technique du logiciel à la Commission européenne.
Philippe Aigrain est informaticien et chercheur. Ses idées sont devenues emblématiques dans le militantisme en faveur des biens communs et contre les abus de la propriété intellectuelle. Elles sont notamment développée sur son blog intitulé Communs/Commons ainsi que dans son livre Cause commune : l’information entre bien commun et propriété, devenu une référence dans la réflexion sur le sujet
RT France : Le rapport récent de Freedom House [1] montre un recul de la France en matière de liberté sur le Net. Pensez vous qu’il y ait une réelle menace pour les libertés notre pays ?
Philippe Aigrain : La direction négative du jugement porté sur la liberté d’expression sur Internet en France est inévitable. De plus, dans ce rapprt, tous les éléments n’ont n’a pas été pris en compte car les analystes de Freedom House étudient tous les pays du monde et, évidemment, ils y a de nombreux pays où des atteintes beaucoup plus graves à liberté d’exression sont constatées.
Les analystes sont donc formément obligés de continuer de donner à la France un « vert » qui signifie « libre ». Ils sous-estiment quelque part volontairement la gravité du recul de la liberté d’expression dans un pays comme la France, [où les effets directs sur la population restent quand même beaucoup moins perceptibles], car qu’ils ne veulent pas mettre ces pays sur le même plan que des pays où se pratiquent des assassinats politiques et où des blogueurs sont torturés pour leurs opinions.
Vous voulez dire que la situation est en réalité pire que ce que montre la rapport ?
C’est en effet factuel. Les analyses de Freedom House étaient obligés de constater une évolution négative, et plus généralement en ce qui concerne le respect des droits fondamentaux dans les législations. Depuis deux ans, cinq lois ont été adoptées : programmation militaire, géolocalisation, loi sur la prévention du terrorisme, loi sur le renseignement et désormais la loi sur la surveillance internationale qui va être adoptée par le Sénat et qui introduit le blocages de sites sur décision administratives.
Toutes ces lois peuvent porter atteinte de façon nouvelle à des droits fondamentaux en légalisant des pratiques de surveillance de masse ou en transférant du pouvoir judiciaire vers la police administrative des prérogatives qui permettent de porter atteinte aux droits fondamentaux.
Le rapport dit également que la situation s’est aggravée après les attentats contre Charlie Hebdo. Quelle serait votre analyse ?
Le rapport a en effet raison de dire que la situation s’est agravée depuis les attentats de janvier. C’est à la fois certain et très paradoxal. On est partis d’une situation gravissime provoquée par des actes criminels suite à quoi, tout le monde a été invité à se mobiliser pour et au nom de la liberté d’expression.
Dans le même temps, une catégorie importante de la population ne s’est pas sentie bienvenue dans ces manifestations car elle craignait de se retrouver stigmatisée, comme complice ou trouvant à justifier ces actes.
Il s’agit non seulement, hélas, d’une partie de la communauté musulmane, mais également une partie de la population, qui n’a rien à voir avec l’Islam, mais qui a pu ressentir le même rejet et la même stigmatisation de part son lieu de vie et de résidence.
Résultat, après une mobilisation sans précédent en faveur de la liberté d’expression, dans les semaines qui ont suivi, il y a eu deux cent démarrages de procédures pour délit de parole à l’égard de gens qui avaient exprimé des points de vus divergents sur les réseaux sociaux ou à l’égard de professeurs qui avaient pourtant choisi de laisser libre court au débat au sein même de leur classe.