Ces deux dernières années ont vu s’opérer un retournement spectaculaire de l’opinion publique mondiale à l’encontre d’Israël, accéléré ces derniers mois par la forte visibilité de l’épuration ethnique conduite par l’État juif à Gaza. Partout, les commentateurs politiques se voient obligés de reconnaître la réalité du problème israélien et de s’insurger contre l’immoralité de ce que le monde entier voit se dérouler en Palestine. Aux États-Unis, on observe même l’émergence d’une certaine virulence antisioniste chez des figures médiatiques habituellement étiquetées à « droite », au premier rang desquelles Candace Owens ou Tucker Carlson, rejoignant ainsi des analyses d’ordinaire plus répandues dans les rangs progressistes. Cette apparente convergence autour de l’opposition à Israël dissimule peut-être cependant un pivot stratégique plus profond – qui reste fort éloigné des intérêts réels du peuple américain.
Politique étrangère : deux courants dans la « droite » américaine
Depuis 2001, la politique étrangère des États-Unis est globalement dominée par le néo-conservatisme, incarné tantôt par les républicains, tantôt par les démocrates. Indépendamment des déclarations de surface des uns et des autres pour se démarquer auprès de leurs électorats, les campagnes menées par les équipes Bush/Cheney ou Obama/Biden/Clinton semblent avoir suivi une double ligne directrice commune : déstabiliser les pays hostiles à Israël d’une part, et contenir la Russie d’autre part.
En Irak, en Libye, en Syrie, en Iran : main dans la main avec le complexe militaro-industriel, les néo-conservateurs poussent depuis des décennies pour des interventions militaires directes ou pour le soutien à des factions terroristes capables de déstabiliser les pays représentant une menace pour Israël. Parallèlement, ces mêmes faucons défendent depuis 2004 l’agression de la Russie par l’intermédiaire de l’Ukraine, poursuivant l’objectif clair d’empêcher la réémergence de la puissance russe – que ce soit par l’épuisement de ses forces armées ou par le fossé que les États-Unis creusent habilement entre l’Europe (notamment l’Allemagne) et la Russie. Chez les républicains, des figures comme Ted Cruz ou Lindsey Graham se font régulièrement les avocats de cette stratégie sur deux fronts.
Au vu des développements récents vis-à-vis de l’Iran, on pourrait croire que Trump s’inscrit dans cette filiation. Mais au-delà de l’impact militaire – réel ou prétendu – des frappes contre les infrastructures nucléaires iraniennes, il faut aussi questionner leur impact sur la politique étrangère américaine en elle-même. Cet acte, hostile en surface, a-t-il pour conséquence d’engager ou de dégager les États-Unis vis-à-vis de leur soutien à Israël ? Qu’elle ait été calculée ou non par Trump et son administration, l’une des fonctions objectives de ce bombardement a été de satisfaire le lobby israélien à court terme et pourrait être, dans un avenir proche, de permettre aux États-Unis d’alléger leur soutien à Israël. Non pas dans le sens où ils réduiraient leur aide financière et leur soutien diplomatique, mais dans celui où ils s’autoriseraient à transvaser une partie de leurs forces armées vers d’autres théâtres d’opération.
Erratique, contradictoire, de plus en plus grotesque dans la forme, la politique étrangère de Trump peut sembler difficile à analyser. Pour essayer d’en comprendre la trajectoire globale, il est parfois plus intéressant de se focaliser sur son administration et ses soutiens durables, plus constants dans leurs actions et déclarations. Indépendamment des propos du président américain, se dégage actuellement en effet aux États-Unis une deuxième sphère idéologique à « droite », composée de nombreux soutiens de Trump – mais pas seulement – et dont la ligne directrice est essentiellement dirigée contre la Chine. Cette branche fait en partie concurrence au néo-conservatisme car elle ne place pas le curseur au même endroit : pour elle, la plus haute priorité n’est pas la défense d’Israël et l’affaiblissement de la Russie, mais le containment de la puissance chinoise.
Les prérequis du pivot vers la Chine
Portée en partie par Trump, JD Vance, Peter Thiel ou encore Tucker Carlson, la faction violemment anti-chinoise du mouvement conservateur milite pour la redirection des ressources militaires, économiques et culturelles américaines vers le combat contre la Chine, identifiée comme la nouvelle menace existentielle envers les États-Unis.
Sur le plan militaire, cette stratégie nécessite un désengagement en deux volets :
• un premier axe clair : désengager les États-Unis du soutien à l’Ukraine, et plus largement faire désormais porter par l’Europe – via l’OTAN – la charge de contenir la puissance russe ;
• un second axe plus discret : désengager une partie des ressources militaires américaines du Moyen-Orient.
Sans ce double désengagement, les États-Unis ne disposent pas de ressources suffisantes pour construire une menace militaire crédible envers la Chine (il est même de plus en plus évident que le désengagement n’y changerait rien, ce dont peu d’Américains semblent avoir conscience). Par ailleurs, dans la perspective américaine, la menace militaire semble constituer un préalable indispensable aux négociations commerciales, rendant ce double mouvement d’autant plus nécessaire pour la lutte économique contre la Chine.
Problème : aucun de ces deux désengagements ne peut être réalisé aisément.
S’ils souhaitent retirer leurs forces d’Europe, les États-Unis n’accepteront pas pour autant que celle-ci soit dominée politiquement, économiquement et militairement – voire culturellement – par la Russie, ce qui risque pourtant d’advenir lorsque les forces russes auront triomphé en Ukraine. Qu’ils soient néoconservateurs ou davantage anti-chinois, les acteurs politiques américains ont conscience qu’une Europe alliée avec la Russie serait une catastrophe pour la puissance thalassocratique anglo-saxonne. L’un des objectifs de cette faction du pouvoir américain semble donc de négocier le réarmement de l’Europe, afin de pouvoir lui remettre les clefs du containment de la Russie. Mais on se représente mal comment cette opération pourrait se concrétiser dans une Europe ruinée et désindustrialisée, et par ailleurs incapable d’endiguer la fuite de ses cerveaux vers l’Est…
Parallèlement, un retrait même partiel des forces américaines du Moyen-Orient devra se négocier avec le lobby israélien. Depuis des décennies, l’État juif appuie sa stratégie de destruction des pays hostiles environnants sur la certitude du soutien indéfectible des États-Unis. Son lobby bénéficie d’une toute-puissance évidente au Congrès et dans les autres sphères du pouvoir à Washington, et dans ce cadre, toute décision brutale et mal dosée de la partie américaine peut entraîner d’immenses déboires politiques à l’administration en place à la Maison-Blanche.
C’est ici que le basculement de l’opinion publique américaine sur la question israélienne entre en jeu.
Comment Israël accélère le pivot américain vers la Chine
L’écœurement à l’égard du massacre des civils palestiniens a gagné de nombreux commentateurs de la sphère « MAGA », et ce malgré les tentatives désespérées du Lobby pour associer cette position au gauchisme ou au terrorisme. Tucker Carlson et Candace Owens, notamment, sensibilisent depuis quelques mois une très large audience à l’immoralité du pouvoir israélien. Ce faisant, cette progression sensible d’un certain antisionisme (au moins de surface) apporte de l’eau au moulin du désengagement américain au Moyen-Orient. Carlson et Owens posent ainsi régulièrement la question rhétorique suivante : « En quoi le soutien à Israël sert-il les intérêts du peuple américain ? » Il ne les sert aucunement, bien entendu, et chacune de leurs émissions augmente la part de conservateurs américains le remettant en cause.
De toute évidence, ce repositionnement se voit facilité par le fait que le lobby israélien est débordé de tous côtés par l’hostilité à son égard et qu’il est devenu nettement plus facile, ces derniers temps, de manifester de l’hostilité à l’égard d’Israël qu’il ne l’était ne serait-ce qu’il y a encore deux ans. Owens et Carlson ont certes été virés par leurs employeurs respectifs pour incompatibilité idéologique, mais, malgré leurs prises de position récentes ouvertement hostiles au lobby israélien, aucun des deux ne subit de persécutions susceptibles de réellement nuire à leurs carrières, par ailleurs florissantes depuis leurs renvois – et grand bien leur fasse.
Cette évolution récente de certains conservateurs trumpistes les place en tout cas en convergence avec des commentateurs se situant davantage dans la sphère progressiste, comme Glenn Greenwald ou Jeffrey Sachs, mais aussi avec des conservateurs plus « old school » comme Douglas Macgregor ou John Mearsheimer.
Ce dernier, mondialement connu pour son livre Le Lobby pro-israélien et la politique étrangère américaine, est d’ailleurs un cas intéressant qui incarne bien la volonté d’une partie des commentateurs américains de pousser à la fois pour un désengagement du Moyen-Orient et pour un repositionnement des forces autour de la Chine. On lira à cet égard l’article particulièrement éclairant d’Arnaud Bertrand sur le positionnement anti-chinois quelque peu paradoxal de Mearsheimer : « Why Mearsheimer is wrong on China ».
Les actes récents d’Israël, qui heurtent plus que jamais la morale des peuples du monde entier, ont donc facilité le renforcement de cette ligne particulière au sein des forces politiques américaines. Sur le volet ukrainien, la défaite de l’Occident a par ailleurs rendu matériellement impossible la continuation de la guerre néo-conservatrice contre la Russie sur la seule base des ressources américaines, rendant urgent leur désengagement. Le pivot vers la Chine semble donc plus que jamais en vogue aux États-Unis. Mais quel sera son impact sur l’Amérique elle-même ?
La psyché américaine face au déclassement
Sur le plan culturel, l’affaire TikTok/RedNote en début d’année a donné le ton. Hébétés, les Américains ont découvert que la qualité de vie des Chinois, à beaucoup d’égards, surpasse désormais la leur. Le soft power des États-Unis ne changera rien à cette situation dans les années à venir, pour trois raisons au moins :
• la machine hollywoodienne est complètement enrayée, comme dépassée par l’évolution trop rapide du monde, incapable de se renouveler et de plus en plus stérile dans sa propagation de la vision américaine du monde ;
• par ailleurs, les populations communiquent désormais directement entre elles par le biais des réseaux sociaux, annihilant les efforts très « vingtième siècle » de certains acteurs étatiques ou privés pour leur imposer des médiateurs ;
• mais surtout, en raison de choix stratégiques à long terme et de facteurs structurels à forte inertie, les conditions de vie en Chine ne vont faire que s’améliorer pendant les prochaines années, pendant que celles des Américains – et des Européens – se dégraderont inéluctablement.
Sur le plan économique, les énormes investissements de la Chine dans les infrastructures et dans les secteurs de pointe, ses partenariats économiques internationaux et sa politique d’apaisement des tensions pour favoriser le commerce portent leurs fruits, et tout indique que dans un futur très proche, sa domination déjà actée sur l’Occident dans ce domaine ne fera que s’accroître.
Sur le plan militaire, la Chine a investi massivement, notamment dans ses forces maritimes et aériennes, et augmente chaque jour un peu plus sa capacité de résister à une éventuelle agression occidentale. Son alliance avec la Russie et l’expérience acquise par cette dernière en Ukraine rendent plus qu’improbable la perspective d’une victoire militaire de l’auto-proclamé « monde libre » en Asie.
La tendance est donc à l’accroissement de la domination chinoise sur l’Amérique, et le pivot annoncé du pouvoir américain vers la Chine, eu égard à ses objectifs de containment, semble intervenir au moins dix ans trop tard. La conséquence est hautement prévisible : les États-Unis vont bruyamment se casser les dents sur le mur chinois.
Malgré cette évidence, la réorientation de la politique étrangère américaine est en cours, rendue quasiment inévitable par la défaite en Ukraine et l’hostilité mondiale à l’égard d’Israël. La ligne anti-chinoise, malgré son absurdité, semble donc destinée à s’imposer aux États-Unis. Sauf renversement politique majeur, elle ne fera probablement que prendre de l’ampleur dans les années à venir, possiblement renforcée d’ailleurs par un ralliement tardif des néo-conservateurs et de leurs intérêts militaro-industriels.
Le mur de la réalité, lui, ne bougera pas. Quelle sera la réaction de la population américaine lorsqu’elle réalisera que son pays est désormais, comme le reste de l’Occident, une puissance de seconde classe, ruinée, incapable de dominer par la force ou de convaincre par les idées, n’offrant à ses sujets qu’un mode de vie dégradé fait de violences, de laideur et d’idiocratie quotidiennes ? La vision du monde de beaucoup d’Américains s’est construite autour de la certitude de présider le « monde libre », d’être un citoyen du « meilleur pays du monde » et de représenter un idéal de liberté aux yeux du monde entier. Comment la psyché américaine vivra-t-elle ce moment particulièrement déstabilisant où elle devra se redéfinir radicalement pour s’accorder avec la réalité ?
Un antisionisme un brin superficiel
L’analyse du détournement américain du Moyen-Orient au profit de la lutte contre la Chine est précisément celle que propose le jeune conservateur américain Nick Fuentes dans sa dernière émission d’America First :
Tucker and Vance want the Ukraine war to end so we can rebuild that line, so we can empower Europe to counter Russia and police their own region, the same way they want Israel to police Iran, so we can leave Europe and go to the Pacific. […] They are “prioritizers”, they want to prioritize our fight with China, by handing off our security responsibilities to an empowered NATO, and to an Abraham alliance that includes Israel in the Middle East.
(Tucker et Vance veulent que la guerre en Ukraine prenne fin pour que nous puissions reconstruire cette ligne, pour que nous puissions donner à l’Europe les moyens de contrer la Russie et de surveiller sa propre région, de la même manière qu’ils veulent qu’Israël surveille l’Iran, pour que nous puissions quitter l’Europe et aller dans le Pacifique. […] Ce sont des « prioritisateurs », ils veulent donner la priorité à notre combat contre la Chine, en transférant nos responsabilités en matière de sécurité à une OTAN renforcée et à une alliance Abraham qui inclut Israël au Moyen-Orient.)
Fuentes réagissait par ces propos à l’interview de Candance Owens par Tucker Carlson et à leur attaque concertée contre sa personne. Leur petit conflit interne n’est pas si anodin qu’il y paraît, car il souligne une divergence importante à l’égard du problème israélien au sein de la droite conservatrice.
Si Owens se montre particulièrement virulente envers Israël depuis son renvoi du média sioniste The Daily Wire en mars 2024, Carlson a pour sa part embrayé un peu plus tard et continue de marcher sur des œufs. L’ancien présentateur de Fox News ne manque jamais une occasion en effet de rappeler que ses critiques à l’égard d’Israël ne s’adressent qu’au pouvoir israélien actuel, soit au gouvernement de Netanyahou, et non à l’État juif en lui-même, dont il ne remet jamais en cause la légitimité et se prétend même un ardent défenseur. Son axe critique principal consiste à contester la mainmise du lobby israélien sur la politique étrangère américaine.
Fuentes, pour sa part, pousse l’analyse beaucoup plus loin en pointant du doigt les rapports entre la vision talmudique du monde et les agissements de l’État d’Israël, soulignant ainsi une responsabilité profonde du judaïsme dans les exactions contre les Palestiniens. À l’appui de cette analyse, Fuentes recommande d’ailleurs la lecture d’Israel Shahak – dont on pourra se procurer l’ouvrage Histoire juive, religion juive : le poids de trois millénaires sur le site des éditions Kontre Kulture. Ce rapport historique, idéologique et très profond entre le judaïsme talmudique et la vision du monde israélienne est d’ailleurs le point que Candace Owens elle-même prend soin de ne pas dépasser pour le moment, préférant faire porter la responsabilité de la psychopathie sioniste à une secte « frankiste » nichée comme un parasite au sein du judaïsme.
Candace Owens says the elites are Frankists, and they were the ones behind the Russian revolution, and the ADL. ????pic.twitter.com/S1HXbjNrYw
— Gentile News Network™ (@Gentilenewsnet) August 2, 2024
Au final, il apparaît effectivement que les critiques qui fusent à l’encontre d’Israël de la part d’une partie de la droite américaine relèvent probablement autant de l’opportunisme et de la nécessité imposée par l’air du temps que d’un changement de convictions. Mais peu importe, pourra-t-on dire : c’est toujours mieux que rien, et ce glissement peut contribuer à faire s’éloigner la perspective d’une guerre désastreuse des États-Unis contre l’Iran pour les intérêts d’Israël. En espérant qu’elle ne les rapproche pas pour autant d’une nouvelle guerre d’agression de l’autre côté du globe.