Plusieurs centaines de travailleurs sans papiers occupaient toujours, lundi 7 juin, le trottoir situé devant l’Opéra Bastille, à Paris, malgré l’intervention de la police censée les en déloger jeudi. La quarantaine d’entre eux qui avaient fait l’objet d’une interpellation ont été relâchés et sont revenus depuis. "On est en bas des marches. On ne bouge plus. On est prêts à reprendre les négociations tout de suite", explique Raymond Chauveau, coordinateur du mouvement au sein de la CGT.
Près de huit mois après le déclenchement de leur grève, en octobre 2009, les travailleurs sans papiers ne désarment pas. Avec les onze organisations qui les soutiennent (parmi lesquelles la CGT, la CFDT, Solidaires, la Cimade et Droits devant), ils réclament la définition de critères clairs de régularisation par le travail.
Lors de deux réunions organisées en mai, le ministère de l’immigration a renvoyé ses interlocuteurs à la circulaire édictée par Eric Besson, le 24 novembre, promettant de procéder à une "évaluation" de son application. Ce document précise les critères de régularisation par le travail : au moins cinq ans de présence sur le territoire français, un an d’ancienneté dans une entreprise et une promesse d’embauche, l’examen des demandes de régularisation se faisant "au cas par cas".
Un texte que les "onze" ne cessent de dénoncer, appuyés par une partie des employeurs qui acceptent de sortir du bois sur ce sujet risqué. Car les chefs d’entreprise redoutent de se voir reprocher l’embauche de travailleurs clandestins, ce qui les expose à des sanctions pénales et financières. D’autant que le projet de loi Besson sur l’immigration, l’intégration et la nationalité, qui sera débattu à l’Assemblée nationale à la rentrée, prévoit de les alourdir et d’exposer les entreprises concernées à une fermeture administrative de six mois. Autrement dit, c’est la menace de devoir mettre la clé sous la porte pour les plus petites d’entre elles. En outre, ces entreprises seraient exclues des commandes des marchés publics.
A plusieurs reprises, Pascal Decary, le directeur des ressources humaines de Veolia propreté, poids lourd du secteur du ramassage des déchets, a reproché à la circulaire d’Eric Besson de ne pas fournir de "critères précis" à la régularisation par le travail : "La circulaire n’est pas appliquée de la même façon d’un salarié à l’autre, car son interprétation varie selon les préfectures", regrettait-il dans une interview aux Echos, fin mai. "Les entreprises ont besoin de critères clairs de régularisation pour garantir une équité de traitement", ajoutait-il.
20 000 SALARIÉS, 80 NATIONALITÉS
Derichebourg Multiservices, autre société du secteur, a fait le même constat. L’entreprise, cotée en Bourse, emploie vingt mille salariés en France, dont treize mille dans la propreté. On y dénombre quatre-vingts nationalités. "C’est en 2007, lorsqu’a été imposée l’obligation légale de vérification des titres de séjour de nos salariés étrangers, que nous nous sommes rendu compte de l’ampleur du phénomène", explique Brigitte Naud, directrice des relations sociales de l’entreprise. Nombre de documents retournés par les préfectures s’avèrent alors être des faux, dans une proportion qui n’a "rien de marginal", précise-t-elle. Le groupe ouvre des procédures de départ. Mais rapidement, alors qu’a démarré le premier mouvement de grève des salariés sans papiers, en avril 2008, il doit faire face à l’occupation de son siège de Boissy-Saint-Léger.
"Cela nous a conduits à murir une réflexion [sur l’emploi de personnes sans papiers], confie Sophie Moreau-Follenfant, directrice des ressources humaines de Derichebourg. Pourquoi des personnes qui donnaient satisfaction à titre professionnel et qui étaient depuis longtemps dans l’entreprise devaient faire l’objet d’une mesure aussi violente qu’un licenciement ?" L’entreprise décide de déposer et d’appuyer une centaine de demandes de régularisation. "On s’est rendu compte que d’une préfecture à une autre, les critères n’étaient pas les mêmes, explique-t-elle. Nous pouvions avoir deux salariés en situation strictement identique, en termes d’ancienneté et de durée de présence en France, qui se voyaient, pour l’un, refuser une régularisation, pour l’autre, accepter."
TEXTE COMMUN
Par ailleurs, l’entreprise s’investit dans l’élaboration d’une "approche commune". Il s’agit d’un document arrêté en mars dernier, entre syndicats et certains représentants patronaux (dont la Confédération des petites et moyennes entreprises). Reconnaissant que "l’emploi d’étrangers sans titre de séjour est une réalité économique aujourd’hui dans notre pays", ce texte énonce des "propositions" pour la définition des critères et des procédures de régularisation de salariés par le travail. "Un texte commun avec le patronat, ce n’est tout de même pas fréquent", fait remarquer Raymond Chauveau.
L’association d’entrepreneurs Ethic, en pointe sur ce dossier, a hébergé dans ses locaux les négociations sur cette "approche commune". "Ce n’est pas notre vocation de gérer les questions d’immigration en France, explique son vice-président, Léonidas Kalogeropoulos. Mais nous essayons de privilégier une régularisation pour ceux qui ont un emploi depuis longtemps et qui apportent de la richesse au pays."
"PRIME À LA CLANDESTINITÉ"
Le mouvement Ethic, qui a été reçu à deux reprises au ministère de l’immigration, voit une autre "anomalie" dans la circulaire du gouvernement : "Il y a une exigence d’une année d’activité dans l’entreprise et de cinq ans de présence sur le territoire, poursuit M. Kalogeropoulos. C’est-à-dire cinq années à échapper aux contrôles de police. Donc si vous avez passé trois ans dans l’entreprise, mais que vous ne pouvez pas prouver que vous avez passé deux autres années dans la clandestinité, vous n’êtes pas régularisé. Cette prime à la clandestinité, on a du mal à la comprendre."