Le 15 septembre, l’émission de Canal Plus « Spécial Investigation » proposait un documentaire censé expliquer les ratés de la France en matière de gros contrats à l’exportation. Il y aurait certes beaucoup à dire sur ce sujet. Mais encore aurait-il fallu faire preuve de rigueur pour ne pas décrédibiliser cette « enquête », produite par Premières Lignes.
Car l’on ne compte plus les erreurs factuelles et les approximations concernant le Rafale dans l’extrait de 4 minutes mis en ligne (voir ci-dessous) pour attirer le « chaland ». Une performance ! Dès le lancement du sujet, le rédacteur en chef et le présentateur de l’émission, Stéphane Haumant, annonce la couleur : « En 30 ans, dit-il, le Rafale ne s’est jamais vendu à l’étranger et ça nous a coûté 45 milliards d’euros à nous les contribuables, ce qui en fait le chasseur le plus cher de la planète ».
Premier point : cela ne fait pas 30 ans que le Rafale est proposé à l’exportation, mais 15 ans, avec une première tentative aux Pays-Bas, qui ont préféré rejoindre le programme américain Joint Strike Fighter (au passage, les forces aériennes néerlandaises n’ont toujours pas remplacé leurs F-16) puis en Corée du Sud et en Thaïlande. À l’époque, l’avion de Dassault Aviation n’était pas toujours entré en service au sein de l’armée de l’Air (il le sera en 2006), ce qui ne pouvait qu’amoindrir les chances pour décrocher des contrats, par ailleurs soumis à des influences diplomatiques et stratégiques (cas de Séoul notamment).
Dans l’extrait du documentaire, il est affirmé que le Rafale a essuyé un échec aux Émirats arabes unis, en Suisse et au Brésil. Sur une carte, l’on comprend qu’il aurait en été de même au Canada. Ce qui nous fait 50% d’erreur en moins de 5 secondes. Là encore, bel exploit.
Certes, la Suisse a préféré le Gripen NG Saab aux dépens du Rafale et de l’Eurofighter Typhoon en novembre 2011. Mais au final, suite à la votation de mai 2014, la Confédération n’achètera pas de nouveaux avions de combat dans l’immédiat pour remplacer ses vieux F-5 Tiger. Que Dassault Aviation ait gagné l’appel d’offres il y a près de 3 ans n’aurait rien changé à l’affaire… Quant au Brésil, qui a également fait le choix de l’appareil suédois, la procédure aura été un feuilleton de longue haleine, soumis là encore à des influences politiques et des contraintes économiques.
Mais le documentaire trompe les téléspectateurs quand il affirme que le Rafale a été écarté aux Émirats arabes unis (60 appareils en lice) et sous-entend qu’il l’a été aussi au Canada. Tout simplement parce que les procédures d’acquisition dans ces pays ne sont pas terminées et que, par conséquent, aucun avion n’y a été encore choisi ! En outre, l’extrait diffusé ne parle pas des négociations exclusives portant sur 126 avions entre Dassault et les autorités indiennes pour plus de 10 milliards de dollars… Une peccadille, sans doute.
Venons en au coût du programme Rafale. Selon un rapport du Sénat publié à l’automne 2011, son montant total a été évalué à 43,537 milliards d’euros pour 286 appareils, « avec leurs équipements de mission et leur stock de rechange initial » et « certains moyens de maintenance et deux centres de simulation au standard F2″. Et, donnée importante, les coûts de développement sont compris dans cette enveloppe. Pour rappel, l’ACX, qui deviendra le Rafale, était sur les planches à dessins au début des années 1980. Et le premier prototype (et non pas le démonstrateur) a volé pour la première fois le 19 mai 1991.
En outre, un autre rapport, cette fois de la Cour des comptes, avait estimé, en 2010, le prix unitaire d’un Rafale à 142,3 millions d’euros, coûts de développement compris. En production, cet avion ne coûte plus, toujours à l’unité, que 101,1 millions d’euros.
Pour l’auteur du documentaire, ces 43,5 milliards d’euros dépensés (ou investis, ça dépend du point de vue) pour « seulement 130 exemplaires produits » font du Rafale « probablement l’avion de chasse le plus cher du monde ». Et de lancer : « En ces temps de crise, comment assumer une telle dépense de l’État à destination d’une société privée.
Il y a au moins 3 erreurs factuelles en 2 phrases ! Les 43,5 milliards d’euros ont été évalués sur la base de 286 avions à livrer et non sur celle de 130 exemplaires produits. Le rapport du Sénat est très clair sur ce point. Encore aurait-il fallu le lire. En outre, cette somme n’est pas à payer tout de suite (en ces temps de crise…) car elle est étalée sur plus de 30 ans. Et elle ne va pas dans l’escarcelle d’une seule société privée : le programme Rafale, géré par Dassault Aviation, concerne près de 500 sous-traitants.
Mais le fin du fin est l’affirmation selon laquelle le Rafale est « probablement l’avion de chasse le plus cher du monde ». Visiblement, on ne connaît pas, à Canal Plus, le programme F-35, surnommé le « trillion program » outre-Atlantique. Et encore, le développement de ce qui sera le futur fer de lance de l’aviation américain n’est pas encore terminé. Les coûts de cet appareil ont explosé depuis 2001, année de son lancement, et le Pentagone table sur un prix unitaire de 159 millions de dollars pour le F-35A destiné à l’US Air Force, de 214 millions pour le F-35B (version STOVL) et de 264 millions pour le F-35C, attendu par l’US Navy. Pour le savoir, il suffit d’aller consulter les documents mis en ligne par le Government Accountability Office, l’équivalent américain de la Cour des comptes (ou lire les publications spécialisées).
Mais mieux encore. À ce jour, l’avion de chasse le plus coûteux reste le F-22 Raptor dont la production a été arrêtée à 188 exemplaires, à cause de l’inflation vertigineuse des coûts. Le prix unitaire de cet appareil dépasse les 400 millions de dollars. Qui dit mieux ?
Quant au concurrent direct du Rafale, à savoir l’Eurofighter Typhoon, tant le National Audit Office britannique que la Bundesrechnungshof, la Cour fédérale des comptes allemande, ont pointé ses dépassements de coûts. En 2011, il était estimé qu’il revenait 75% plus cher que prévu aux finances du Royaume-Uni. Et encore, cet appareil, qui ne manque pas de qualités, n’est pas polyvalent (du moins pas encore, il faudra remettre de l’argent au pot) comme peut l’être l’avion de Dassault Aviation.
« Pour ceux qui ont encore des regrets sur la sortie de la France de ce programme, il faut bien comprendre qu’un tel choix aurait augmenté de près de 50% le coût pour le contribuable par rapport au Rafale », dont le prix de série a subi une hausse de 4,7%, expliquait, en décembre 2011, Charles Edelstenne, alors Pdg du constructeur aéronautique français.
En outre, laisser entendre que Dassault Aviation vit de la commande publique est une autre erreur : le chiffre d’affaires de l’avionneur dépend à 70% de son offre civile, avec les avions d’affaires Falcon, dont les succès à l’exportation ne peuvent faire que du bien à la balance commerciale de la France (et ça fait rentrer des impôts !). Toutefois, cela est possible en partie grâce aux retombées du programme Rafale, dont les commandes de vol numériques ont été intégrés au Falcon 7X, ce qui contribue à lui donner un avantage concurrentiel par rapport à l’offre disponible sur le marché de l’aviation commerciale.
Enfin, le coût total du programme Rafale a certes été estimé à 43,5 milliards d’euros. Mais pour avoir des forces aériennes efficaces, encore faut-il disposer d’avions de combat modernes. Combien aurait-il alors fallu dépenser pour renouveler la flotte de l’armée de l’Air et de l’aéronautique navale et acquérir, mettons, 130 nouveaux appareils ?
Les avions susceptibles de correspondre au plus près des besoins de l’armée de l’Air et de la Marine nationale ne sont pas nombreux. Le F/A-18 Super Hornet de Boeing en fait partie. En 2007, l’Australie en a acquis 24 exemplaires pour près de 3 milliards de dollars, soit 125 millions l’unité. Si la France n’avait pas eu le Rafale, il en aurait tout de même coûté aux contribuables 16,25 milliards de dollars. Et l’industrie aéronautique militaire, avec les retombées qu’elle peut avoir sur son pendant civil, n’aurait été plus qu’un souvenir.