Nietzsche a annoncé la mort de Dieu, Freud et Marx l’int enterré, et le voilà
qui resurgit. Comment expliquez-vous ce retour ?
René Girard : Je dirais qu’il sonne la fin du monde moderne : la révolte et
la révolution. La révolte contre les bases mêmes de la culture que sont le
rite et l’interdit.
Nietzsche rassemble tout le monde : on trouvera toujours un Nietzsche de
droite et un Nietzsche de gauche.
La révolution, par exemple, d’abord communiste, s’est ensuite très bien
accomodée de la liberté totale du marché. Et pour cause, dans les deux cas,
on dit aux humains qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent et que, dans la
mesure où ils sont libres, tout ira bien.
On est en train de redécouvrir que la révolte contre la culture ne marche pas
et que rien n’est plus logique et plus puissant que les interdits. Ce sont eux
qui assurent la continuité de la vie en essayant d’empêcher les humains de
faire des bêtises.
Mais pourquoi les humains s’accomoderaient-ils si mal de cette liberté
qu’ils se donnent ?
René Girard : Fondamentalement, les humains ne s’entendent pas.
Et ils ne peuvent pas s’entendre, non pas ( comme on le croit
trop souvent ) parce qu’ils sont différents, mais parce qu’ils
s’imitent en permanence les uns les autres. Désirant toujours la
même chose en même temps, ils se disputent.
Les interdits sont là pour empêcher l’escalade des conflits.
On a voulu les supprimer en pensant que tout irait mieux.
Et pourtant la société occidentale à mesure qu’elle progresse
se fait de plus en plus répressive. Les humains, en effet,
confondent leurs conflits de désirs avec les interdits qui
les gênent. Ils se croient empêchés dans leur liberté par
l’interdit alors qu’en réalité, moins l’interdit existe, plus ils
sont dans des conflits qui finissent par ressembler à des
interdits.
Tocqueville avait déjà souligné ce paradoxe. Le roi, disait-il,
était perçu comme l’obstacle à abattre pour libérer les
ambitions les plus extraordinaires. Mais, ajoutait-il,
cet obstacle unique, une fois supprimé, sera remplacé
par des millions de petits obstacles, soit autant d’individus
mis en concurrence les uns avec les autres. Et la
concurrence n’est pas facile à vivre, même si elle est
féconde.
"Sous le prétendu règne de la liberté, nous sommes plus
mal encore que sous le règne de la servitude. Nous avions
autrefois cinq cent mille tyranneaux, nous avons aujourd’hui
un million d’oppresseurs."
Marat
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