Critique de la guerre en Libye, nécessité d’une réforme des Nations Unies, dialogue des civilisations. Entretien avec le professeur Hans Köchler*
Horizons et débats : Il y a trois mois, vous avez rendu public un mémorandum adressé au Secrétaire général des Nations Unies et au Président du Conseil de sécurité (cf. Horizons et débats no 19 du 16/5/11). Ce texte concerne la résolution 1973 du Conseil de sécurité du 17 mars 2011 et la guerre contre la Libye entamée deux jours plus tard. Pourriez-vous nous présenter une nouvelle fois les idées principales du mémorandum ? Qu’est-ce qui vous a incité à rédiger ce texte ?
Hans Köchler : La raison pour laquelle j’ai rédigé un texte et l’ai envoyé au Secrétaire général des Nations Unies et au Président du Conseil de sécurité réside dans mon opposition de principe à l’instrumentalisation du Conseil de sécurité à des fins de politique de puissance. La résolution 1973 accordait en quelque sorte les pleins pouvoirs aux Etats intéressés qui pouvaient ainsi intervenir comme ils l’entendaient dans un pays étranger.
J’ai été non seulement irrité mais choqué de l’extrême hypocrisie à la base de cette décision. En effet, la raison, l’objectif de cette Résolution est la protection des civils en Libye, mais en réalité, il s’agit de permettre à des pays d’intervenir militairement en Libye au nom des Nations Unies mais sans que celles-ci n’aient d’influence sur les actions entreprises, et cela d’une part pour créer une zone d’interdiction aérienne et d’autre part – l’objectif est mentionné séparément – pour protéger les civils.
Le fait est que les opérations militaires mettent justement en danger la population civile et surtout que cette Résolution a été décidée lorsqu’une situation de guerre civile s’était déjà créée, de sorte que l’intervention des Etats intéressés – il ne s’agit pas de la communauté internationale – consistait plus ou moins à prendre parti pour un des camps contre l’autre. Depuis, on a constaté que l’application de la Résolution a dégénéré en une guerre ayant pour but un changement de régime en Libye, objectif absolument incompatible avec l’esprit et la lettre de la Résolution.
A vrai dire, cette interprétation arbitraire est déjà contenue dans le texte qui utilise une notion au caractère « élastique », une formule vide de sens.
D’un point de vue philosophique, l’expression « toutes mesures nécessaires » (all necessary measures) n’est absolument pas définie et n’a donc rien à faire dans une Résolution qui a des conséquences juridiques tout à fait concrètes (c’est forcément le cas des Résolutions contraignantes du Conseil de sécurité).
Utiliser de telles notions non définies est une invitation aux Etats intéressés d’agir selon leur bon plaisir. Chaque Etat interprète une formule vide de sens comme il l’entend. Dès le début de la guerre, on a pu voir, à travers les déclarations de politiques britanniques, qu’ils considéraient des attaques directes contre le chef de l’Etat libyen, c’est-à-dire des opérations visant à l’assassiner, comme une mesure légitimée par la Résolution.
Comment a-t-on réagi à votre mémorandum ?
J’ai été approuvé en particulier en Asie et en Afrique. Des médias asiatiques et africains ont parlé du mémorandum que nous avons envoyé ce qui a suscité un débat mondial.
Si l’on considère la politique du Conseil de sécurité au cours des 20 dernières années, on peut avoir l’impression d’assister à une sorte de dépravation de l’interprétation et de l’application du droit international. Il semble qu’on ait perdu l’assurance que l’esprit de la Charte des Nations Unies soit pris au sérieux. Qu’avez-vous observé ? Et comment expliquer une telle évolution ?
C’est effectivement mon impression. Il y a eu une coupure au moment où l’ordre mondial bipolaire est passé relativement rapidement à une structure unipolaire. C’était autour de 1990. Dès 1991, à l’époque de la deuxième guerre du Golfe, du conflit entre l’Irak et le Koweït, le Conseil de sécurité a adopté une Résolution qui contenait aussi une formule vide de sens. A l’époque, il s’agissait déjà de prendre « toutes mesures nécessaires » et cela a eu pour conséquence que les Etats intéressés, c’est-à-dire les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, ont fait en Irak plus ou moins ce qu’ils voulaient – indépendamment de l’objectif officiel qui était de mettre fin à la guerre entre l’Irak et le Koweït – c’est-à-dire détruire l’ensemble des structures de l’Irak et effectuer des opérations qui ont conduit à la mort de nombreux civils. Il s’agit là d’une dépravation des mœurs qu’on n’avait absolument pas à l’esprit lorsqu’on a créé l’organisation mondiale.
Le problème est d’ordre structurel, il concerne la situation du Conseil de sécurité dans la Charte. En fait, le Conseil de sécurité est une instance inattaquable. Dans le cadre de la Charte, il n’y a pas de séparation des pouvoirs ; cela signifie qu’en ce qui concerne le Conseil de sécurité, il n’existe pas quelque chose comme une Cour constitutionnelle des Nations Unies qui pourrait examiner si le Conseil de sécurité a pris telle ou telle décision conformément à la Charte.
Naturellement, comme les autres organes de l’ONU, il est tenu de prendre ses décisions conformément aux principes des Nations Unies, mais cette obligation ne signifie absolument rien quand il n’y a pas de moyens, au sein de l’Organisation, d’examiner de manière indépendante si le Conseil de sécurité a respecté cette obligation.
Il faut réformer les Nations Unies
Le grand problème structurel est que la Cour internationale de justice de La Haye, qui fait partie du système des Nations Unies, n’est pas habilitée à se prononcer sur la conformité aux statuts des décisions du Conseil de sécurité. Elle est maintenant d’avis que dès que le Conseil de sécurité a, conformément au chapitre VII de la Charte, adopté une Résolution, donc une décision contraignante pour tous les Etats membres, elle ne saurait recevoir de plaintes d’Etats membres à son sujet.
Dans une telle situation, personne ne s’étonnera qu’un jour ou l’autre les mœurs ne se dépravent surtout lorsqu’il n’y a plus d’équilibre au sein de l’organisme.
Dans l’ordre du monde bipolaire, il existait un certain équilibre des pouvoirs, et souvent aussi, naturellement, une paralysie, mais un certain équilibre car l’une des superpuissances tenait l’autre en respect. Aujourd’hui, la situation est toute différente. Parmi les cinq membres permanents qui possèdent un droit de véto, il n’y a plus d’équilibre des pouvoirs. C’est pourquoi les pays qui, selon la Charte, auraient les moyens d’empêcher les Résolutions arbitraires ne s’engagent pas, s’abstiennent lors du vote.
S’il existait un équilibre des pouvoirs, un texte comme la Résolution 1973 concernant la Libye aurait, à mon avis, été impossible. La Russie ou la Chine auraient eu le courage de s’y opposer.
Mais maintenant, on a donné carte blanche à un pays et à ses vassaux. C’est une totale perversion du concept de sécurité collective qui constitue le fondement des dispositions du chapitre VII de la Charte. Il ne s’agit plus maintenant d’actions en vue d’assurer la sécurité collective effectuées au nom de la communauté internationale mais d’actions unilatérales imposées par un pays et ses alliés avec pour résultat qu’ils peuvent ainsi appuyer leur action sur une décision des Nations Unies. Aussi ne peut-on pas, à mon avis, imaginer de procédure plus hypocrite.
On entend souvent dire que dans les opérations militaires qu’elle commande, l’OTAN recourt de manière disproportionnée à la force. L’Alliance se justifie en disant que le gouvernement libyen met en danger des civils et qu’elle doit intervenir afin de protéger ces civils. Or ces justifications sont absolument sans fondement. Mais actuellement, au sein des Nations Unies, il n’existe malheureusement pas de correctif, et surtout il n’existe aucun moyen de faire quoi que ce soit au plan juridique.
Arrogance de l’OTAN
Ce qui m’irrite particulièrement, c’est qu’on en soit arrivé au point qu’une alliance militaire, celle d’un groupe de puissances précis, est plus ou moins devenue l’organe exécutif des Nations Unies. Ces dernières défendent les intérêts particuliers des Etats-Unis et de leurs alliés. Or l’OTAN est, selon ses statuts, un pacte défensif dont l’objectif consiste dans l’aide mutuelle en cas d’attaque d’un de ses membres. Elle n’est absolument pas habilitée à intervenir « out of area », hors de son territoire, dans des pays non membres. Mais il se trouve qu’elle se comporte de plus en plus comme un instrument militaire de la seule organisation d’Etats universelle, les Nations Unies.
A mon avis, il y a perversion du concept d’alliance régionale de sécurité lorsqu’une alliance militaire qui, à l’origine, à l’époque de la guerre froide, était dirigée contre une autre alliance militaire, vise maintenant d’autres pays ou régions, agit plus ou moins officiellement au nom de la communauté internationale.
Et il y a un autre problème structurel fondamental résultant du fait que dès le début on n’a pas appliqué la Charte des Nations Unies. Le chapitre VII prévoit, pour les mesures militaires destinées à appliquer une Résolution, un « Comité d’état-major des membres permanents du Conseil de sécurité ou de leurs représentants », mais il n’existe que sur le papier. Il est également prévu que les Etats membres mettent à la disposition du Conseil de sécurité des contingents, y compris des forces de l’air, ce qui, dans le cas de la Libye, aurait été tout à fait indiqué puisqu’il s’agit de zone d’interdiction aérienne. Rien de cela n’a jamais été fait. Ce n’était pas possible pendant la guerre froide et cela n’a jamais été appliqué après. Dans les dispositions opératoires du chapitre VII, il est laissé à la discrétion des pays qui possèdent une armée de l’air de la mettre à disposition.
Un de vos centres d’intérêts consiste dans une réforme, dans une « démocratisation », comme vous dites, des Nations Unies. Qu’entendez-vous par là ?
J’ai lancé pour la première fois cette idée en 1990 lors de discussions menées à New-Delhi dans le cadre de l’International Progress Organization (IPO)1. Il s’agirait de démocratiser le processus décisionnel de l’organe le plus déterminant selon la Charte, c’est-à-dire le Conseil de sécurité.
Il se trouve que lui seul est habilité à décider de l’usage de la force pour imposer des normes internationales. Selon la Charte, l’Assemblée générale des Nations Unies ne peut que formuler des recommandations et ne peut même pas débattre des questions abordées au Conseil de sécurité. Sur toutes les questions décisives, elle est subordonnée au Conseil de sécurité, si bien que lorsque l’on se soucie de démocratisation, on devrait se demander comment l’on pourrait rendre le processus décisionnel du Conseil de sécurité plus équitable et équilibré.
On pourrait notamment modifier la règlementation du véto. A propos, il est intéressant de noter que le terme de véto n’apparaît nulle part dans la Charte. La disposition à ce sujet se trouve formulée de manière indirecte et incompréhensible à l’article 27. Il y est stipulé que le Conseil de sécurité prend ses décisions à la majorité qualifiée de 9 voix sur 15 – 15 étant le nombre de membres – et que pour qu’une décision soit valable, il faut qu’elle soit approuvée par tous les membres permanents.
Cette disposition précise donc qu’une décision n’est pas valable si un des membres permanents s’abstient, car sinon, que signifierait « approuver ». A mon avis, on ne peut pas imaginer que dans quelque langue que ce soit, s’abstenir puisse signifier approuver ? Or depuis des décennies, lorsqu’un pays s’abstient, on fait comme s’il approuvait la décision et cela explique un peu ce que je viens de dire à propos du véto. Si ce terme figurait dans la Charte, s’il était précisé que les cinq membres permanents pouvaient empêcher par leur véto une mesure contraignante, les choses seraient beaucoup plus claires.
Je pense donc qu’une disposition devrait remplacer le véto qui privilégie actuellement cinq pays. En effet, la pratique du véto a été introduite à l’époque de la guerre froide où il s’agissait de décisions impliquant la guerre ou la paix et de leur mise en œuvre contraignante et où il fallait s’assurer que des pays importants ne les contournent pas. La liste des membres permanents reflète la constellation des forces de 1945. Lors de la fondation des Nations Unies, une grande partie des membres actuels n’existaient pas encore ; beaucoup étaient encore des colonies. Mais lorsqu’il s’agit aujourd’hui de s’assurer lors de décisions vraiment importantes qu’un groupe de pays relativement peu important, notamment en ce qui concerne leur population, leur poids et leur responsabilité, qu’une minorité puisse imposer sa volonté au monde entier, on pourrait songer à introduire, comme on dit en anglais, une « supermajority », par exemple une majorité des ¾ des voix. Ou bien, comme je l’ai précisé par la suite, on pourrait réviser cette règle du véto qui privilégie cinq Etats.
En 1945, on estimait que les Etats qui avaient le plus de responsabilités dans le système mondial en raison de leur puissance devaient pouvoir revendiquer un droit de véto. Aujourd’hui, il en va autrement. Je crois que la France n’est pas une puissance mondiale et donc que son droit de véto n’est pas justifié. Je propose par conséquent de se demander si on ne devrait pas revoir le processus décisionnel sur une base régionale.
Pour une répartition plus équilibrée de l’équilibre des forces
C’est à l’aide de l’exemple de l’Europe que l’on peut le mieux illustrer cette idée. Il s’agirait que les décisions, en particulier celles concernant les mesures contraignantes selon le chapitre VII soient prises non seulement par la majorité des Etats membres mais des régions représentées au Conseil de sécurité. Cela signifierait que les sièges de la Grande-Bretagne et de la France seraient obsolètes et qu’il ne s’agirait plus d’accorder un siège à l’Allemagne – car l’Europe aurait alors 3 sièges – mais que l’organisation régionale, c’est-à-dire l’Union européenne, se verrait attribuer un siège permanent. On aurait alors une représentation tournante au Conseil de sécurité. Cela fonctionne au niveau européen, où un pays assume pour un certain temps la présidence de l’UE. Pour l’Afrique, ce serait l’Union africaine, etc. Actuellement, l’Afrique n’est absolument pas représentée.
Je crois que ce serait une meilleure répartition de l’équilibre des forces au sein du Conseil de sécurité. Si l’on remplaçait la notion de représentation permanente par celle de représentation régionale, on pourrait conserver le véto, lequel permettrait à une région de s’opposer à une décision.
Mais si l’on n’est pas disposé ou capable de moderniser de cette manière la notion de membre permanent ou s’il n’est pas possible d’« actualiser » la liste des pays possédant le droit de véto – et d’un point de vue de realpolitik, il en est effectivement ainsi parce qu’aucun pays ne sera disposé à renoncer à un tel statut – il faudrait entreprendre une profonde réforme visant à remplacer le droit de véto par la « supermajority » dont je viens de parler.
Il convient d’ajouter ici quelque chose qui concerne la situation actuelle du véto et que l’on oublie la plupart du temps. La Charte stipule qu’en ce qui concerne les décisions du Conseil de sécurité un Etat membre ne peut en général pas voter s’il est impliqué dans le conflit en question. C’est un principe fondamental de justice : on ne peut pas se prononcer sur une question quand on est concerné. Or l’article 27-3 stipule que cette disposition n’est valable que pour des décisions conformes aux chapitres VI et VIII (qui ne sont pas contraignantes), c’est-à-dire non pas pour des décisions conformes au chapitre VII, là où c’est vraiment important. Cela signifie qu’un membre permanent du Conseil de sécurité peut également user de son droit de véto lorsqu’il est impliqué dans un conflit, par exemple quand il a attaqué un autre Etat. C’est pourquoi on n’a jamais rien pu faire dans les cas où un Etat membre menait une guerre d’agression. En 2003, les Etats-Unis ont attaqué l’Irak puis l’ont occupé. Comme aucun pays n’est prêt à décider de mesures contraignantes contre lui-même, le Conseil de sécurité n’a pas été en mesure de s’y opposer. C’est aussi quelque chose qu’il faudrait modifier dans le cadre d’une réforme et d’une démocratisation, avant tout dans l’intérêt d’un processus décisionnel plus équitable.
Prendre au sérieux la démocratie et la séparation des pouvoirs
Il faut mentionner d’autres aspects en vue d’une réforme de la Charte. Si l’on prend vraiment au sérieux la démocratie et la séparation des pouvoirs, il faudrait faire de l’Assemblée générale un pouvoir législatif, ce qu’elle n’est pas actuellement. Aujourd’hui, c’est une assemblée consultative. S’il y a eu jusqu’ici un pouvoir législatif de facto – que la Charte ne prévoit pas – il existe sous la forme des Résolutions du Conseil de sécurité qui, depuis 2001, s’est arrogé des compétences particulières. Comme nous n’avons pas de séparation des pouvoirs, qu’il n’existe pas d’institution juridique qui puisse examiner l’action du Conseil de sécurité et que le Conseil de sécurité a pris l’habitude de s’arroger des droits, il a créé un précédent et le risque existe qu’à l’avenir on se réclame de ce genre de décisions.
Dans le cadre des Nations Unies, en particulier au sein du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale, de nombreux projets de réforme ont été discutés. Surtout depuis 1995, cinquantenaire de la création de l’ONU, de très nombreux débats ont été lancés par des Etats membres. Le Secrétaire général et le président de l’Assemblée générale ont constitué des comités d’experts, mais l’affaire a un inconvénient lié au privilège du véto des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. Aux termes de la Charte de l’ONU, tout amendement, ne serait-ce qu’une virgule, de ce texte requiert l’approbation des cinq membres permanents. Comment un pays – comme la France ou la Grande-Bretagne – qui n’est plus une puissance mondiale et estime avoir besoin du Conseil de sécurité pour défendre ses intérêts « comme avant » renoncerait-il volontairement à un privilège que lui reconnaît la Charte, et précisément dans une situation où il a perdu le statut qui lui a valu autrefois ce privilège ?
Toutefois je pense que si l’on ne parvient pas dans un proche avenir à prendre des mesures de réforme, cela signifiera que les Nations Unies perdront peu à peu leur légitimité et que les pays non occidentaux surtout finiront par créer de nouvelles organisations. On observe déjà une approche dans ce sens dans les Etats BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud]. Il se peut que l’ONU connaisse un jour le sort de la SDN.
Avant tout, les Nations Unies ne sont malheureusement déjà plus en mesure de remplir la mission essentielle pour laquelle on les a créées, c’est-à-dire garantir la paix. On en est arrivé au point où l’on mène des guerres d’agression en son nom. C’est un véritable renversement des objectifs de la Charte et si l’on est réaliste, on ne peut que constater qu’un jour ou l’autre on ne prendra plus au sérieux son texte fondateur, la Charte, si l’on peut l’interpréter d’une manière tellement arbitraire et s’il n’y a pas moyen de faire quoi que ce soit contre cet arbitraire.
Renforcer le dialogue des civilisations
Le second thème sur lequel vous travaillez depuis 40 ans, depuis la fondation de l’International Progress Organization, est celui du « dialogue des civilisations », au sein des Nations Unies et bien au-delà. Quelle contribution ce concept peut-il apporter à la paix ?
Je pense ceci : Un groupe, qu’il soit ou non organisé juridiquement et politiquement comme un Etat, ne peut entretenir de relations pacifiques avec un autre groupe, avec un Etat que s’il respecte fondamentalement cet autre groupe ou Etat. Faute de ce respect, il n’y a pas de correctif à la volonté d’imposer ses propres intérêts ; on ne considère que soi-même et l’on juge ou mesure tout en fonction de ses intérêts. C’est pourquoi je suis persuadé que nous devons commencer par connaître les autres cultures et civilisations, nous familiariser avec elles afin de surmonter ce qu’on appelait autrefois, en référence aux traditions de notre continent, l’eurocentrisme.
Mon point de vue philosophique, herméneutique est le suivant : Je ne peux me connaître totalement que si je suis capable d’établir une relation avec d’autres identités. Et c’est tout aussi valable pour l’individu que pour la collectivité. Une civilisation qui ne connaît que ses propres traditions et qui, par exemple, n’enseigne que ce que sa propre identité a créé et exclut tout le reste ne peut pas atteindre un état de maturité culturelle et civilisatrice.
Quand on comprend que la connaissance d’autres cultures est la condition permettant de savoir qui l’on est, on dispose d’une autre base pour ce qu’on pourrait appeler la coexistence pacifique entre les cultures et les Etats.
Il me paraît tout à fait insuffisant, en matière de paix internationale, de ne prendre en compte que la dimension économique. Si dans les relations interétatiques, on se limite à l’aspect économique, on reste au plan utilitariste et il est tout à fait impossible de dire quoi que ce soit contre une position qui revient à évaluer toute action de politique étrangère en fonction du profit économique qu’elle apporte. C’est pourquoi l’aspect culturel représente pour moi un correctif tout à fait essentiel.
Face à l’utilitarisme, l’Europe aurait une chose différente à offrir : sa tradition des Lumières.
Je le pense aussi. C’est ce que j’ai dit dans mon cours sur Kant ce semestre. La tradition incarnée par Kant est importante, c’est-à-dire sa philosophie transcendantale, sa philosophie du sujet. Pour Kant, le statut du sujet est autonome et se caractérise donc par une dignité inaliénable. Cela veut dire que l’homme ne peut jamais être réduit à un objet, que, comme l’écrit Kant, l’« humanité » – c’est-à-dire l’humanité de l’homme, son statut de sujet – doit être sacrée pour chacun d’entre nous. Et cela vaut aussi pour notre comportement à l’égard des autres hommes, au plan individuel ou collectif.
Si l’on prend au sérieux ce principe de dignité du sujet, cela signifie, pour les relations entre les civilisations, qu’aucune civilisation ne doit chercher à imposer aux autres son identité, ses principes et sa conception du monde, à les rééduquer pour ainsi dire en fonction de sa propre identité, à les façonner à son image. Une civilisation ne peut jamais posséder cette compétence quasi « divine ». Si l’on interprète les choses de cette manière – ce qu’ont fait manifestement, du moins un certain temps, les Etats-Unis – cette politique est d’une part contraire aux droits de l’homme et d’autre part elle mène vers un ordre mondial totalitaire.
*Hans Köchler a été, de 1990 à 2008, directeur de l’Institut de philosophie de l’Université d’Innsbruck et il est aujourd’hui président du Groupe de travail autrichien de science et de politique, co-président de l’Académie internationale de philosophie et président de l’International Progress Organization dont il a été le co-fondateur en 1972.