C’est peut-être la dernière page de la défrancisation de l’Afrique. En 60 ans, après les indépendances de l’Afrique noire et du Maghreb (1958-1962), les Français se sont retirés peu à peu de l’Afrique de l’Ouest et du Nord. Leur leadership militaire et économique leur est aujourd’hui disputé par les Américains pour les armes, les Chinois pour l’aspect économique. Le néocolonialisme a juste changé de drapeau.
Enlisés dans le Sahel pour un temps indéfini, les soldats français ne pourront ad vitam æternam sécuriser une région grande comme l’Europe. Le seul avantage, pourrait-on dire, dans cette affaire, c’est le maintien en état de marche d’une armée qui va au moins sur le terrain, usant hommes et matériels, mais les mettant à l’épreuve, la seule qui compte : celle du feu. Par rapport à l’armée allemande ou à l’armée japonaise (qui prend la mesure de la puissance chinoise), on peut dire que nos troupes sont très opérationnelles.
« L’Allemagne a réaffirmé lundi sa volonté d’assumer plus de responsabilité militaire dans la région du Sahel face à la menace djihadiste, comme la France l’y invite, mais le sujet divise profondément le gouvernement d’Angela Merkel. » (Le Figaro)
Derrière cet interventionnisme militaro-humanitaire se cache aussi le test grandeur nature devant les grands acheteurs internationaux de nos armements, qui sont ensuite vendus comme des petits pains (le canon Caesar) aux pays qui cherchent à mieux se défendre dans un monde multipolaire aux multiples dangers. Ainsi, ce n’est pas un hasard si Saoudiens et Qataris se ruent sur nos matériels qui ont fait leurs preuves dans les déserts africains, même si en 2013 les soldats français, épaulant une armée malienne en décomposition, se battaient contre des djihadistes ou des rebelles armés en partie par... le Qatar, qui était alors sur une ligne Frères musulmans en accord avec la Turquie, avant d’entrer en conflit avec le grand frère saoudien et se rapprocher de l’Iran !
Bref, la scène internationale est devenue un champ de mines pour les diplomates et les militaires.
Des signaux contradictoires envoyés à la presse, mais une présence accrue sur le terrain
Au moment où Trump envoie des signaux très clairs – le président américain ne parle jamais pour ne rien dire – de désengagement du Proche-Orient, tout en grondant pour la forme la nouvelle dominance russo-perse, on voit que le pouvoir américain, peut-être pour satisfaire le Pentagone, regarde de plus en plus du côté de la Chine et de l’Afrique. Vu l’engagement économique chinois en Afrique, des heurts sont à prévoir. L’Amérique, fidèle à sa morale guerrière et à sa suprématie technologique en matière militaire, renforce ces centres de surveillance sur le sol africain, avec conseillers militaires, forces spéciales, drones et grandes oreilles.
« Je pense qu’à Pau nous lancerons un appel à la solidarité internationale pour que le Sahel et la France ne soient pas seuls dans ce combat, afin qu’on puisse mettre en place la coalition internationale la plus large possible contre ce fléau. » (Le président nigérien Issoufou aux côtés de Macron)
Pendant que nos 4500 militaires se battent contre des fantômes au Sahel, dans un combat asymétrique (armée contre bandes), l’Amérique prend pied de plus en plus officiellement dans une région qui a toujours été sous contrôle militaire et économique français. Le président Macron vient de lâcher, plus ou moins, sur le franc CFA qui étranglerait les économies ouest-africaines, ce qui n’est pas tout à fait vrai. Les appels du pied de Macron aux pays européens, pour soutenir la campagne française au Sahel, sont restés lettre morte : les Allemands ne bougent pas, mais fournissent quelques matériels. Logique, le grand frère américain le leur interdit !
L’investissement américain au Sahel n’est pas nouveau puisque l’US Army fournit déjà des équipements militaires aux pays du G5, cette force africaine qui est censée sécuriser le Sahel aux côtés des Français. En réalité, seul le Tchad possède une armée opérationnelle dans ce G5.
Des membres des Forces armées burkinabé ont récemment achevé une formation soutenue par @USAfricaCommand pour lutter contre la menace des EEI. Les sont un partenaire inébranlable du alors que le pays est confronté à des défis de sécurité complexes. #EngagésEnsemble #lwili 1/2 pic.twitter.com/0z2IBF2qin
— USEmbassyOuaga (@Usembassyouaga) December 19, 2019
Le quotidien Ouest-France a listé les partenariats américano-africains :
« Washington dispose d’une importante base à Djibouti qui leur permet d’intervenir en Afrique de l’Est et dans la zone du commandement Centre (le CENTCOM qui couvre Proche et Moyen-Orient) principalement. Djibouti accueille l’un des deux Forward Operating Sites (FOS), le second étant installé sur l’île d’Ascension.
Sur le reste du continent, le maillage existe avec douze Cooperative Security Locations (CSL) et vingt Contingency Locations (CL) où les armées américaines prépositionnent des équipements et disposent de tremplin en cas d’intervention d’urgence.
Abritant une des douze Cooperative Security Locations, Accra (la capitale du Ghana) accueille un hub logistique US. Depuis le 1er décembre 2018, y est officiellement opérationnel le West African Logistics Network installé sur l’aéroport de Kotoka. Ce WALN est un centre logistique régional (Afrique de l’Ouest) chargé de réceptionner fret et passagers et de les ventiler vers les onze autres CSL et les vingt Contingency Locations.
Outre ce maillage territorial, l’armée US est aussi présente via des programmes d’échanges avec des forces africaines. Des unités de la Garde nationale sont ainsi déployées dans le cadre des National Guard State Partnership Programs. Quatorze partenariats de ce type existent :
La Caroline du Nord et le Botswana ; la Californie et le Nigeria ; l’État de New York et l’Afrique du Sud ; le Michigan et le Liberia ; l’Utah et le Maroc ; le Vermont et le Sénégal ; le Wyoming et la Tunisie ; le Kentucky et Djibouti ; le Massachusetts et le Kenya ; l’Indiana et le Niger. La Garde nationale du Dakota du Nord est en partenariat avec le Ghana, le Togo et le Bénin. »
Et ce n’est pas fini, puisqu’on parle déjà de la constitution d’une task force (la réunion de plusieurs ministères pour un plan d’action) à propos du Sahel. Nous savons depuis les événements du Rwanda comment s’opère l’américanisation de l’Afrique. Dans la région des Grands Lacs, c’est le dirigeant ougandais Museveni qui a ouvert la porte aux Américains et fermé la porte aux Français, accusés de tous les maux pendant les massacres de 1994.
Un documentaire diffusé sur Arte le 26 novembre 2019, « Opération Kony : croisade américaine en Afrique », revient sur la méthode de pénétration utilisée par les autorités américaines, qui prouve que la task force de la realpolitik est déjà là, croisant les appétits des multinationales et du Pentagone...