Pierre, 30 ans, est architecte free-lance. Sa compagne est journaliste pigiste. A eux deux, ils gagnent 5 600 euros nets par mois, et cherchent à emménager dans un trois-pièces parisien pour un loyer de 1 300 euros. Deux mois et une cinquantaine de visites plus tard, leur dossier est toujours rejeté, malgré deux très bons garants.
"Les propriétaires et agences nous ont tous dit clairement que notre situation n’était pas assez stable, qu’ils voulaient des locataires dont les revenus soient équivalents à quatre fois le montant du loyer, ce qui était pourtant notre cas. Une hérésie !" Le couple a alors décidé d’arranger la réalité : "Nous avons retouché sur Photoshop les fiches de paie de mon amie, nous avons également réalisé de faux certificats de travail pour nous deux. Nous avons trouvé l’appartement quasiment immédiatement…"
Dans les grandes villes, et plus particulièrement à Paris, la falsification des dossiers de location est en passe de devenir un sport, sinon une obligation. Selon l’Association pour l’accès aux garanties locatives (APAGL), 55 à 60 % de la population ne remplit plus les critères pour accéder à un logement locatif. Comprendre, être en CDI hors période d’essai, et avec un salaire de trois à quatre fois supérieur au bien recherché. Alors on triche, plus ou moins. Avec un bon logiciel de retouche, un CDD se transforme en CDI, un salaire est gonflé de 500 à 1 000 euros, la période d’essai est terminée depuis bien longtemps. Une inscription à la fac, ou une fausse carte, et le salarié débutant redevient étudiant. Le célibataire invente un faux couple pour obtenir un logement auquel il ne pourrait prétendre seul avec les critères en vigueur, alors qu’il a tout à fait les moyens de le payer.
DES RISQUES FAIBLES
Cette pratique est d’autant plus favorisée que les risques sont faibles. "Peu de bailleurs iront demander les originaux, ou appeler l’employeur pour vérifier l’authenticité des informations", explique Gilles Ricour de Bourgies, président de la chambre Fnaim (Fédération nationale de l’immobilier) Paris Ile-de-France. Et même si le bailleur a le droit d’appeler l’employeur, rien dans la loi n’oblige ce dernier à répondre. Si, une fois le bail signé, le propriétaire se rend compte de la triche, le succès d’une action en justice "sera très difficile", estime Me Claude Ebstein, avocat à la cour de Paris. Le bailleur devra prouver la fraude, et si le locataire paye bien ses loyers, les chances d’annulation du bail sont dérisoires.
"Mon but n’est pas de flouer le propriétaire : si mes revenus ne me permettent plus de payer mon loyer, je déménagerais. Il est regrettable d’en arriver là mais le système actuel ne nous laisse que peu d’autres choix, explique Olivier, chef d’entreprise obligé d’éditer lui-même de fausses fiches de paie et un faux contrat de travail, sa condition d’entrepreneur étant jugée instable. Le choix parmi les locataires potentiels est tellement important pour les propriétaires parisiens qu’ils ne prennent que la ’crème’ des dossiers."
HAUSSE DES EXIGENCES
Le marché sous tension de l’immobilier parisien est l’une des causes principales de cette situation. "L’offre de location est submergée par la demande", explique Gilles Ricour de Bourgies. Les propriétaires peuvent dès lors se montrer très exigeants : à l’aspirant locataire de faire en sorte que son dossier soit en haut de la pile.
Mais le rapport de forces en faveur des propriétaires n’est pas la seule explication de l’augmentation des garanties exigées par les bailleurs. Le prix élevé à l’achat des biens immobiliers oblige les bailleurs à augmenter les loyers pour entrer dans leurs frais. "Les loyers sont un problème de fond. Nous arrivons au plafond de ce qu’un salarié peut payer, souligne Gilles Ricour de Bourgies. Pour générer un revenu de 5 % brut avec un appartement de 45 m² acheté 350 000 euros, un propriétaire devrait le mettre en location à 1 500 euros par mois, ce qui est impossible." Car si les prix de l’immobilier flambent, les salaires eux n’augmentent pas.
Autre problème, des lois votées pour aider les locataires se traduisent par des effets secondaires inattendus. Ainsi, l’abaissement de deux à un mois de caution a eu "un impact évident sur les exigences de revenus" pour Gilles Ricour de Bourgies. Pas question de laisser son logement à un locataire qui pourrait l’abîmer, et dont la caution serait bien insuffisante pour couvrir les frais de travaux, d’autant plus que la loi rend difficile l’expulsion d’un locataire indélicat. Pour de nombreux propriétaires, l’impossibilité de congédier un mauvais payeur est la cause principale de leurs exigences et des dossiers de candidature de plus en plus fournis.
EFFETS PERVERS DE LA LOI BOUTIN
Mais c’est la loi de mobilisation pour le logement et la lutte contre l’exclusion de mars 2009, dite loi Boutin, qui a créé le plus de dommages. L’une de ses grandes mesures était pourtant louable : interdire à un bailleur de cumuler une "garantie loyers impayés" avec la demande d’un garant. Ainsi, les salariés ne disposant pas d’un garant avec des hauts revenus ne se verraient plus rejeter leur dossier. C’était sans compter un effet pervers. Les assurances étant seules aux commandes, elles ont rejeté les dossiers ne rentrant pas dans la case "CDI hors période d’essai", la catégorie de salariés la moins "risquée", alors que les garants existent justement pour aider les dossiers plus faibles.
Lors de l’entrée en application de la loi, de nombreuses personnes en CDD prêtes à emménager dans leur nouveau logement ont vu leur projet stoppé net, leur garant ne valant désormais plus rien. Autre faiblesse de la loi, les étudiants ne pouvaient plus proposer de garants parentaux, une condition pourtant fondamentale pour cette catégorie de la population. La loi relative à l’orientation et la formation professionnelle tout au long de la vie rétablira en novembre 2009 les garants pour les étudiants et les apprentis.
Les professionnels de l’immobilier placent beaucoup d’espoirs dans la "garantie risques locatifs" (GRL) pour débloquer le marché. Cette nouvelle assurance couvre les risques d’impayés de tous les locataires dont le loyer représente moins de 50 % des revenus, alors que le taux d’effort habituellement demandé est de 30 %. "Des cabinets parisiens ont compris que cela leur permet d’accepter des dossiers en CDD ou période d’essai, à qui les petites surfaces sont destinées", explique Gilles Ricour de Bourgies. Toutefois, selon le président de la Fnaim Paris Ile-de-France, seuls 20 % des cabinets régionaux affiliés à la fédération ont souscrit à la GRL. Une assurance inutile dans les secteurs tendus, justifie L’UFC-Que choisir, "le bailleur ayant toujours l’embarras du choix pour louer son bien". Les logiciels de retouche ont encore de beaux jours devant eux.