L’Occident devrait davantage chercher à affaiblir l’État islamique, plutôt que le détruire. Un État islamique faible mais fonctionnel peut saper l’appel du califat auprès des musulmans radicaux ; il peut canaliser les combattants en fixant leur attention sur leurs problèmes internes plutôt que sur des cibles occidentales ; et il peut freiner la quête iranienne de domination régionale. Par le professeur Efraim Inbar. [1]
Le ministre de la Défense américain Ashton Carter a récemment réuni les ministres de la Défense des pays alliés pour planifier ce que les politiques espèrent être l’étape décisive dans la guerre contre Daech. Il s’agit là d’une erreur stratégique.
L’État islamique, organisation islamiste extrémiste, a tué des milliers de personnes depuis qu’il a proclamé un califat islamique en juin 2014, en faisant de la ville syrienne Raqqa sa capitale de facto. Daech a attiré l’attention de la communauté internationale en faisant rapidement la conquête de vastes territoires et en médiatisant des images insoutenables de décapitations et autres modes d’exécution.
Mais Daech parvient à ses fins là où le vide politique s’installe. Même si les offensives en Syrie et en Irak ont montré les capacités tactiques de Daech, elles ont été dirigées sur des états dont l’armée était fragile et défaillante. Lorsque les troupes de Daech, mal entraînées, ont rencontré des groupes d’opposition militaire bien organisés, même ceux issus d’organisations non gouvernementales comme les milices kurdes, leurs résultats ont été bien moindres. Quand la pression militaire s’est accrue, et quand le soutien turc a décru, Daech a battu en retraite. On peut reconnaître à l’État islamique qu’il a fait naître un grand espoir chez les jeunes musulmans frustrés du monde entier, et beaucoup de fidèles sont attirés par l’idée d’un appel du califat. Mais la question pertinente à poser, c’est celle-ci : que peut faire l’État islamique, en particulier dans sa situation actuelle ? Les actions terroristes qu’il a récemment revendiquées furent perpétrées pour la plupart par des loups solitaires qui avaient déclaré allégeance à l’État islamique, mais qui n’étaient pas commanditées depuis Raqqa. De lui-même, Daech n’est capable d’occasionner que des dégâts limités.
Par conséquent, un État Islamique affaibli est plus souhaitable qu’un État islamique détruit. Daech agit comme un aimant sur les musulmans radicaux dans le monde entier. Ces volontaires sont des cibles plus faciles à identifier, ce qui facilite le travail des services de renseignement. Les capacités de destruction qu’ils acquièrent sur les terres syrienne et irakienne sont indubitablement inquiétantes s’ils retournaient dans leur pays d’origine ; mais certains d’entre eux obtiennent le statut de chahîd [martyr NdT] quand ils sont toujours à l’étranger, une aubaine pour les services de renseignement de leur pays d’origine. Si l’État islamique est vaincu, il est probable que ces volontaires rentreront chez eux et seront sources de graves difficultés.
Si Daech perd le contrôle de son territoire, les énergies déployées à protéger et gouverner cet État seront redirigées et serviront à organiser un nombre accru d’attentats terroristes hors de ses frontières. L’effondrement de l’État islamique produira une diaspora terroriste qui pourrait radicaliser encore plus les musulmans immigrés dans les pays occidentaux. Les agences antiterroristes ont conscience de ce danger. Prolonger l’existence de Daech garantira probablement la mort d’extrémistes musulmans aux mains d’autres extrémistes au Proche-Orient et il est probable que ça épargnera à l’Ouest de nombreuses autres attaques terroristes.
De plus, un État islamique fragilisé et vacillant pourrait saper l’idée de l’appel du califat. Une organisation politique inefficace et assiégée est davantage propice à décevoir les illusions des partisans musulmans qui rêvent d’un califat moderne, qu’un État islamique anéanti par une puissante coalition menée par les États-Unis. Ce dernier scénario correspond exactement à l’argument selon lequel les efforts continuels et perfides de l’Ouest s’acharnent à détruire l’islam, argument qui nourrit la haine des musulmans radicaux envers tout ce que représente l’Occident.
L’existence, encore aujourd’hui, de Daech sert des fins stratégiques. Pourquoi aider le régime brutal d’Assad à gagner la guerre civile ? Beaucoup d’islamistes radicaux dans les forces de l’opposition, comme Al-Nosra et ses différentes ramifications, peuvent trouver d’autres arènes dans lesquelles sévir, plus proches de Paris et Berlin. Est-ce dans l’intérêt de l’Occident de renforcer l’emprise russe sur la Syrie et de soutenir son influence au Proche-Orient ? Le renforcement du contrôle iranien sur l’Irak est-il compatible avec les objectifs américains dans ce pays ? Seule l’actuelle stratégie stupide de Washington peut considérer que renforcer le pouvoir de l’axe Moscou-Téhéran-Damas est positif, en coopérant avec les Russes contre Daech.
De plus, le Hezbollah, l’organisation radicale chiite anti-occidentale subordonnée à l’Iran, est en train de payer cher sa lutte contre Daech, un état de choses qui convient aux intérêts occidentaux. Un Hezbollah qui ne serait plus impliqué dans la guerre civile syrienne pourrait s’engager à nouveau dans des prises d’otages ou d’autres actions terroristes en Europe.
La répugnance occidentale envers la brutalité et l’immoralité de Daech ne devrait pas obscurcir l’intelligence stratégique. Daech est réellement cruel mais rares sont ses opposants qui se comportent mieux. Laisser les méchants tuer d’autres méchants semble très cynique, mais c’est la chose morale et utile à faire pour occuper les méchants et pour éviter qu’ils fassent du mal aux gentils. La réalité au Proche-Orient, qui rappelle celle décrite par Hobbes, ne peut pas toujours offrir un choix moral net et précis.
L’Occident aspire à la stabilité et tend naïvement à espérer qu’une défaite militaire de Daech contribuerait à atteindre ce but. Mais la stabilité n’est pas un but en soi. Elle n’est désirable que si elle sert nos intérêts. La défaite de Daech encouragerait la domination de l’Iran dans la région, fortifierait le rôle de la Russie et prolongerait la dictature d’Assad. Téhéran, Moscou et Damas ne partagent pas nos valeurs démocratiques et sont peu enclins à aider les États-Unis et l’Occident.
De plus, l’instabilité et la crise présagent parfois des changements positifs.
Malheureusement, l’administration d’Obama n’arrive pas à considérer l’Iran comme son principal ennemi. L’administration d’Obama a augmenté la menace de l’État islamique afin de légitimer le rôle de l’Iran comme acteur « responsable » qui se battrait soi-disant contre Daech au Proche Orient. Cela fait partie de la logique de l’administration d’Obama et de son accord sur le nucléaire iranien, au cœur de son « héritage », dont on se souviendra probablement avec amertume.
L’administration américaine semble incapable de reconnaître le fait que Daech peut s’avérer un outil utile pour saper les projets de domination iranienne au Proche-Orient.