Le soulèvement des Gilets jaunes est la lame de fond d’un mouvement qui va balayer tranquillement, inarrêtablement, les élites. On l’a souvent écrit ici, en comparant ce mouvement à un tremblement de terre sociologico-politique, d’abord sociologique et ensuite politique, dû à la confrontation de deux plaques majeures : les élites françaises mondialisées, et la classe moyenne française, qui a fait la richesse et la force de la France, et de son État. Les événements que nous vivons aujourd’hui ne sont que des répliques de ce choc majeur, fondamental, et ce ne sont pas les tentatives terroristes misérables de la dominance qui y changeront quoi que ce soit. La classe moyenne n’est pas morte, elle se recompose, et reconstitue sa force.
Ce mouvement est enclenché, il ne s’arrêtera pas. Christophe Guilluy, l’homme de l’analyse en profondeur de La France périphérique, bien avant que les Gilets jaunes ne prennent les ronds-points, le dit à sa façon dans l’émission Interdit d’interdire de Frédéric Taddeï, 168e du nom (à ce propos, on attend toujours l’invitation de Soral, histoire de n’interdire personne).
Nous avons choisi la démonstration de Guilluy, qui résume bien sa théorie, à partir de 10’31.
« J’essaye à travers ce concept orwellien de contourner un problème intellectuel que nous avons, c’est qu’à partir du moment où on dit "la classe moyenne a disparu", alors que reste-t-il ? Est-ce qu’il reste c’est des atomes ou est-ce qu’il reste c’est quelque chose de très solide ?
Or, moi je pense que nous sortons de la société liquide et nous entrons dans une société au contraire très solide et là vous avez une recomposition en bas. Pourquoi je dis recomposition ? Nous avons là des catégories très différentes qui n’ont pas de conscience de classe, c’est pour ça qu’il ne s’agit pas de réactiver la lutte des classes à l’ancienne, c’est pour ça que London comme Orwell nous sont très utiles. London, quand il pense “classe ouvrière”, il pense classe ouvrière dans une société et dans un univers culturels ; bref des gens qui interagissent avec leur milieu, leur territoire, leur pays. Donc ce n’est pas une classe ouvrière hors-sol.
Et là, ce qui était très intéressant dans ce mouvement des Gilets jaunes, c’est qu’on avait une recomposition, des gens qui sont venus d’ailleurs sur les ronds-points sans aucun appel politique, syndical ou autre, donc il y a bien la force, une puissance j’allais dire intrinsèque de ces gens ordinaires, et ce qui était fascinant c’est la lecture que les médias et aussi on va dire les experts ont eue de ce mouvement. Tout d’abord, il y a eu l’état de sidération : que se passe-t-il, qui sont-ils ? Avec des anthropologues modernes qui sont allés visiter les appartements, voir mais comment mangent-ils ?, ont-ils un écran 16/9e dans leur appartement ?, tiens c’est étrange ils manifestent mais ils ont des iPhone, sous-entendu ils ne sont pas légitimes…
On n’a jamais vu ça dans aucun mouvement social de cheminots ou autres, on ne se pose pas la question de comment vivent les gens. Et là on a eu finalement ces enquêtes avec cette idée qui était très, très claire, finalement “ils ne sont pas légitimes”. Et puis on a eu une ingénierie qui s’est mise en place, ce grand débat était assez intéressant, d’ailleurs le grand débat initié par Emmanuel Macron, comme vous avez pu le voir, le grand débat a été organisé par segmentations. Donc on avait un débat avec les maires ruraux, nous avons eu un débat avec les femmes, ou les femmes célibataires, les jeunes, bref il s’agissait pour nos politiques publicitaires, nos panélistes politiques, de re-segmenter ce qui venait de se recomposer.
Donc on voit bien la logique : la logique elle est finalement “nous vous entendons, mais vous n’êtes pas grand-chose”. Et surtout, “vous n’avez pas de conscience de ce que vous êtes”. Alors certes, il n’y a pas de conscience de classe au sens où Marx l’entendait, mais il y a un diagnostic, un diagnostic très solide de ce qu’est l’existence de ces gens. Vous voyez, sur les ronds-points ou ailleurs, les gens ont parfaitement compris, et pas de façon abstraite, ce qu’étaient, ce que sont les effets de la mondialisation sur leur existence.
Je le dis toujours, par exemple la classe ouvrière, les catégories populaires, n’ont jamais été a priori contre la mondialisation, contre l’Europe, pour le repli, comme on le dit aujourd’hui. Non ! Ils ont joué le jeu, ils ont joué absolument le jeu, et puis ils se sont rendu compte d’une chose, c’est que finalement, en jouant le jeu, le compte n’y est pas. Pourquoi le compte n’y est pas ? C’est que, quand on regarde simplement le niveau de vie de ces catégories modestes, ben il s’est ou dégradé ou précarisé et surtout, c’est pour ça que je parle de disparition de la classe moyenne, ils ne s’inscrivent plus dans la dynamique du progrès tel qu’il était hier.
C’est-à-dire que les gens ne sont pas contre le progrès, simplement ils analysent de “qu’est-ce que ça me rapporte ?” Et là on voit quelque chose de fondamental, c’est que la classe moyenne, qui est un concept culturel, avec l’idée finalement l’ouvrier, comme l’employé, comme le cadre peut se reconnaître dans ce gros machin en mouvement et en voie d’ascension sociale, ne fonctionne plus. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a plus la logique d’ascension sociale, plus vrai, on est plutôt dans une logique de précarisation, de stagnation des revenus, et puis surtout pour les enfants des perspectives qui se bouchent.
Donc on voit bien que ce concept-là, cette classe moyenne, très dynamique, très positif, celui qui finalement a défini les Trente Glorieuses, n’est plus opérant. C’est pour ça que je pense qu’il faut aujourd’hui imposer un autre concept, un concept tout autant majoritaire, parce que si la classe moyenne comme concept culturel a disparu, les gens n’ont pas disparu. Et tous ces gens, ce sont les gens ordinaires qui se sont recomposés, qui ont un diagnostic commun des effets de la mondialisation, des effets du modèle qu’on leur a imposé, et qui réagissent simplement en se réunissant, en finalement en faisant jouer ce qu’Orwell a toujours, un point essentiel de son diagnostic qui était la “common decency”. C’est-à-dire que quand vous êtes précaire, quand vous êtes dans une fragilité sociale, les solidarités s’imposent. Ce sont des solidarités contraintes. Et tout cela existe, et tout cela est très puissant, et on l’a vu justement au moment de ce grand mouvement. »