La sortie d’un livre sur Pierre Bergé nous donne l’occasion de mesurer la température du véritomètre de la presse française, qui propose des articles promotionnels ou critiques sur le sujet. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le mécène, même mort, fait encore peur. Respecter les gens, surtout les people, c’est bien, et encore, ça se discute, mais respecter la vérité, ne pas mentir, que ce soit par désinformation ou par omission (plus vicieux), c’est mieux.
Quand on connaît le sujet en profondeur – et encore on ne sait pas tout –, peut-on encore accoler « magnifique » à « mécène » pour qualifier l’ex-amant d’Yves Saint Laurent, le gigolo devenu homme d’affaires et l’homme d’affaires devenu riche grâce à son amant génial, dont les faiblesses ont été exploitées jusqu’à l’os ?
On démonte Matzneff, et on encense Bergé. On dénonce Barbarin et on décore Polanski. Il faudra bien un jour que la socioculture et la justice accordent leurs violons et fondent leurs poids et mesures pour qu’on leur fasse à nouveau confiance...
À l’occasion de la sortie de ce livre sur Bergé, nous avons relevé – rapidement, pas la peine d’en faire une thèse – les prudences de la presse à l’endroit de ce grand cadavre terrorisant. Le choix des termes indique dès l’intro une prudence de Sioux :
« Il n’avait rien d’un nabab. C’était plutôt un esthète et un aventurier. Et surtout un pygmalion, même s’il s’en défend. Il y a un curieux mélange de rebelle et de jouisseur chez cet autodidacte, fils d’un modeste fonctionnaire des impôts et d’une institutrice, devenu l’un des mécènes les plus influents de la place de Paris. »
Tout est vrai, mais il faut, pour comprendre le personnage, fonctionner par traduction d’euphémismes. Un esthète ? En matière d’art, certes, mais aussi en matière sexuelle. Et dans ce domaine, l’esthétisme peut aller très loin, et parfois trop loin. La douleur consentie d’un esclave sexuel, celle qui réjouit et remplit de pouvoir l’homme en position de dominance, a-t-elle des limites ? On sait qu’Yves Saint Laurent a tenté à plusieurs reprises de s’extraire, en menaçant son « maître » d’un couteau par exemple, de la violence ou de l’emprise de Bergé sur lui. C’est-à-dire qu’à partir d’un certain degré de dégradation, on n’a plus les moyens de résister à une torture morale ou physique.
« Pas de révélation fracassante sur la vie privée de cet esthète colérique et parfois “inquiétant” dans ce livre, mais plutôt une mise en contexte de cette grande passion qui a fait basculer la vie de cet homme orgueilleux au “mépris facile et à l’intelligence rapide”. »
« Inquiétant », le mot est faible ! Quand on sait que Bergé a imposé des pratiques ignobles à YSL (relire les révélations de Fabrice Thomas plus bas), que ce dernier a été littéralement le prisonnier de celui qui s’est enrichi sur son dos, au sens propre comme au sens figuré, on ne peut pas rester dans le flou artistique. On bascule d’une histoire d’amour, ou de cul, à une emprise quasi sectaire, mais une secte qui ne contiendrait que deux membres, un gourou, et un esclave ! Et comme dans toute secte, l’esclave donne tout au gourou, son argent, son cul, son âme. Et parfois sa vie.
La vie de Pierre Bergé est un imbroglio politico-sexuel. Devenu riche, il achète de l’influence, et donc de la protection. Une protection qui sera nécessaire tant l’homme accumule les aventures, et les aventures dangereuses. Il se trouvera toujours quelqu’un pour savoir, et faire chanter. Alors, quel meilleur atout que la proximité idéologique d’un président de la république ? On parle de Mitterrand, bien sûr. Et l’on sait que Bergé a dépensé sans compter pour Royal ou Hollande, tout en étant proche de Sarkozy, du moins de sa femme Carla Bruni. Le couple présidentiel a même eu des vues sur l’appartement mirifique d’Yves & Pierre, selon le mensuel Marie Claire :
« Cet appartement a hébergé l’une des plus somptueuses collections privées de notre temps. Un modèle français de qualité et de goût : chefs-d’œuvre de l’Art Moderne, de l’Art Déco, mobilier et objets d’Art Européen. Cet appartement renferme également de nombreux souvenirs... et c’est peut-être aussi pour cette raison que Carla Bruni, l’un des "top-modèles préférées d’Yves Saint Laurent, très liée à cet appartement par ses souvenirs personnels" souhaiterait l’acquérir.
La première dame de France, dont le patrimoine personnel est estimé à 18,7 millions d’euros (la chanteuse posséderait aussi un appartement place des Ternes, dans le XVIIe arrondissement), a toujours côtoyé le luxe et le raffinement... Depuis son enfance au sein de la haute bourgeoisie italienne à ses années comme mannequin vedette dans des appartements parisiens somptueux, en passant par l’hôtel particulier qu’elle occupe actuellement, il est parfaitement logique que Carla Bruni succombe au charme de ce duplex en rez-de-chaussée de près de 700 m2 ouvrant sur un jardin en plein 7e arrondissement... Il ne reste plus qu’à convaincre Nicolas Sarkozy de bien vouloir accéder aux désirs de sa "Carlita"... »
À propos d’immobilier, après avoir larguer sa collection, Bergé a vendu le châteazu Gabriel, là où l’on a appris, de la bouche de Fabrice Thomas, que des séances SM avaient eu lieu. Le sado-masochisme est autorisé entre adultes consentants, mais ces séances viraient plutôt à la torture, si l’on en croit le témoin et principale victime. Là encore, le livre ou le quotidien manquent le coche en restant très évasifs sur le véritable projet, satanique on peut dire, de Pierre Bergé, entre domination sexuelle noirissime et influence politique.
« Plus Yves Saint Laurent engrange les succès, plus il saccage méthodiquement sa vie privée, à grand renfort de gigolos et de cocaïne. Pierre, lui, veille au grain et assure la pérennité de la maison jusqu’à sa vente au groupe PPR en 1999. Certes, le “patron de gauche”, parfois “sombre et balzacien”, selon Georges-Marc Benamou, s’est fait épingler pour délit d’initié en 1993 et s’est révélé un “adepte enthousiaste de l’optimisation fiscale” à la lecture des “Panama Papers” publiés en 2016 ! Mais il est le premier à fanfaronner : “Je n’ai jamais aimé la réussite pour elle-même et, d’une certaine façon, je l’ai cambriolée”. À quatre-vingts ans, l’autodidacte qui adorait les honneurs s’offre une ultime vanité : devenir l’actionnaire du prestigieux quotidien “Le Monde”, aux côtés de Xavier Niel et de Matthieu Pigasse, en 2010, grâce à l’entremise de Pascal Houzelot. »
Le réseau LGBT, pour ne pas dire plus, au faîte de sa gloire et de sa puissance. Aujourd’hui Bergé n’est plus, mais son héritier Madison Cox est là et il figure dans les carnets d’Epstein. Faits & Documents a établi des liens étroits entre membre de l’hyperclasse, et l’affaire est loin d’être enterrée, même si la presse n’en parle plus. On scrute l’édition pour savoir quels sont les courageux qui vont monter au feu, sur le front Epstein.
L’objet de notre travail n’est pas d’incriminer la presse mainstream dans son ensemble, qui comporte encore des éléments valables, c’est-à-dire travailleurs et honnêtes. Mais l’oligarchie française rassemble les grands patrons de presse, les hommes politiques de l’alternance et les milieux d’affaires. Comment voulez-vous, dans cet entrelacs d’intérêts solidement croisés, faire percer une vérité dérangeante sur un oligarque ? De plus, Les Échos sont un journal économique, ils ne touchent théoriquement pas au culturel et encore moins au sexuel. Mais avec Bergé, tout était mêlé : le sexuel au culturel, le politique à l’économique. On peut donc parler de prudence ou de mésinformation, pas de désinformation véritable.
Les Échos terminent leur recension sur une pointe pleine de pointillés :
« Le prince de l’ambivalence pourrait être l’un des derniers grands mécènes à l’ancienne. Aussi généreux que tyrannique… »
« Ambivalence », « tyrannique », on avance, on avance vers les cercles de l’Enfer, mais on rame beaucoup aussi !