Ce vieux mythe de Noël nous conte, par images, une grande chose. Plus souvent qu’on ne croit, tous les jours peut-être, quelque fils de l’Esprit vient au monde entre le bœuf et l’âne. Sa mère, toute simple, et son père, un peu rustre, adorent ce petit roi qu’ils ont fait. Rien n’est plus divin, sur la terre, qu’un fils des siècles qui naît jeune, sans une ride sur le front, sans un nuage dans les yeux. S’il grandit entre le bœuf et l’âne, sans se mentir à lui-même, voilà l’ouvrier de justice. Voyez-le marcher sur la terre ; les choses et les hommes s’ordonnent selon leurs vrais rapports dans ses yeux, miroirs du monde.
Il n’a pas quinze ans et déjà il étonne les docteurs, et il les effraye. Un mot de lui va plus loin que leurs livres. Cela vient de ce qu’il regarde les choses, tandis qu’eux ne regardent que des livres. Aussi déjà ils complotent entre eux, afin de tuer ce mauvais esprit-là. Mais en attendant, il faut bien qu’ils cèdent devant cette force juvénile, qui pense avant de parler ; car le peuple écoute ; le peuple reconnaît son fils et son roi, et lui fait des triomphes. Comme la lumières dissipe les ténèbres, ainsi le Vrai prend la place du Faux, sans lutte par sa seule présence. Les liens d’injustice se relâchent, car ce n’est qu’un nœud d’escamoteur, qui lie le travail des uns à la puissance des autres ; il s’agit seulement de voir, au lieu de craindre et d’espérer ; il faut dénouer, non secouer ; les esclaves étirent déjà leurs membres, sur leur pauvre lit ; les aveugles voient, les sourds entendent, le paralytique va marcher.
Ici l’histoire devient tout à fait obscure. On sait que le paralytique n’a pas marché, mais pourquoi ? On raconte qu’ils ont crucifié le Fils de l’Esprit. Mais non. Je l’ai reconnu hier ; il avait le front soucieux, les yeux glacés par l’âge ; l’orgueil, l’ambition, l’avarice l’avaient tracé des plis amers autour de ses lèvres. Il avait le manteau royal, et la couronne, et le sceptre. Les pauvres gens croyaient encore en lui ; mais lui ne croyait plus en lui-même. Quel sophiste l’avait enfin pris au piège ; quelle fausse sagesse était entrée en lui ; quelle lettre avait tué cet esprit ; quel diable l’avait emporté ; sur quelle montagne ; quels royaumes il lui avait offerts ; quel amour terrestre avait corrompu cet amour céleste ; quelle faiblesse de cœur avait obscurci cette vive intelligence ; quelle erreur l’a conduit de faute en faute jusqu’à ce qu’il désespérât de lui-même et enfin s’oubliât lui-même ; c’est ce qui n’est pas facile à savoir ; les gens simples ne cherchent pas si loin ; ils disent que l’Enfant-Dieu est mort à trente-trois ans. »
Alain (Les propos d’un normand n°1019, 26 décembre 1908)