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Nigéria et pétrole : de la piraterie localiste comme antidote à la piraterie mondialiste

Le Nigéria possède probablement le gouvernement le plus corrompu de la planète – si tant est qu’on puisse parler de gouvernement dans un pays qui, en pratique, est dirigé par l’alliance instable de clans mafieux et pseudo-mafieux. Ce gouvernement en pleine déliquescence possède un budget issu à 80% des revenus pétroliers, car le Nigéria est un des plus grands exportateurs mondiaux, essentiellement vers les Etats-Unis et l’Europe. Les puits sont situés dans le Delta du Niger, zone marécageuse qu’on pourrait décrire comme une Camargue tropicale.

Les puits de pétrole polluent énormément le Delta, les pipelines fuient, l’eau n’est plus toujours potable, des flaques d’hydrocarbures flottent entre les roseaux, les poissons meurent, des torchères rejettent de la fumée nocive sur les villages et provoquent des pluies acides détruisant la végétation …. Il y a là une catastrophe écologique autrement plus grave que les gaz d’échappement à Paris, sur fond d’expulsions violentes des populations par l’armée – certains villages situés sur les zones pétrolifères ont été dépeuplés manu militari.

Les habitants ne profitent pas de la manne pétrolière et de l’activité économique liée. L’essentiel des travailleurs sont des expatriés, qui vivent à l’écart de la population dans des sortes de camps dortoirs autonomes, taillés sur mesure par les compagnies pétrolières – Royal Dutsh Shell en tête.

Le Nigéria est un pays sans gouvernement digne de ce nom, dont les ressources minières sont exploitées par des multinationales occidentales. Les multinationales soutiennent et financent le pseudo-gouvernement corrompu, au détriment des populations locales, et elles emploient des travailleurs étrangers pour faire tourner la machine. Le tout forme un exemple caricatural des « bienfaits » du libre-échange et de la mondialisation des hommes et des matières premières, saupoudré d’une petite tendance néo-coloniale de la part des multinationales occidentales.

La première ethnie du Nigéria à avoir protesté contre la pollution du Delta fut le peuple Ogoni, dirigé par le militant et poète Ken Saro-Wiwa, très en vogue dans la sphère altermondialiste.
Méthode : le pacifisme.
Bilan : arrestation puis exécution par pendaison de Ken Saro-Wiwa et ses camarades. Coupable : le gouvernement central, en 1995.
Résultat pratique : on peut maintenant acheter un tee-shirt à l’effigie du martyr Ken Saro-Wiwa. Utile lorsque celui du Che Guevara est à la machine.

La deuxième tentative fut plus intéressante. Elle est née au sein de l’ethnie ijaw qui habite aussi dans le Delta du Niger, et prit la forme d’une organisation paramilitaire, le NDPVF (Niger Delta People’s Volunteer Force), dirigée par Mujahid Dokubo-Asari, sorte de Robin des Bois local. L’organisation détournait une partie du pétrole en siphonnant des pipelines, revendait le pétrole et en faisait bénéficier les populations – en tout cas mieux que le gouvernement et les multinationales.

Par certains côtés, la situation nigériane évoque, mutatis mutandis, c’est-à-dire sur le mode tragique, notre franco-française comédie corse. Il existe des mouvements concurrents du NDPVF, dont le plus sérieux est le NDV (Niger Delta Vigilante). Il y eut conflit pour savoir qui avait le droit de voler aux multinationales le pétrole que les multinationales volaient au peuple. D’où des tensions violentes entre les deux organisations, manipulées sans doute par le gouvernement - qui a un moment soutenu le NDV contre le NDPVF. Ces divisions au sein de l’insurrection ont, comme en Corse, découragé les populations et permis au gouvernement, comme en Corse, de reprendre le contrôle en 2004. Asari fut mis en prison et le NDV a déposé les armes en échange de l’amnistie accordée à ses membres.

La troisième approche commence en 2006 et tente de regrouper les militants antigouvernementaux dans une super-organisation, le Mouvement pour l’Emancipation du Delta du Niger (MEND). Cette organisation est très décentralisée, ce qui la rend difficile à combattre. Elle est l’œuvre de Jomo Gbomo (pseudonyme probable d’Henry Okah, ex-marin, ex-vendeur d’arme). Les motivations sont claires : les multinationales doivent embaucher la population locale, et le peuple doit recevoir une compensation pour les dégradations subies. C’est là ce que les médias aux ordres nous présentent comme la « piraterie » dans le delta du Niger – en réalité, la réaction des locaux face à la piraterie à grande échelle organisée par les multinationales.

Les hommes du MEND se sont bien équipés pour la guérilla : fusils d’assaut AK47 pour tout le monde, lance-roquettes, bateaux ultrarapides pour se déplacer dans les marécages et vers les installations pétrolières en mer, etc… Tout cela a nécessité de gros moyens financiers et techniques, l’accès aux marchés internationaux du pétrole et des ventes d’armes, le tout payé par le pétrole volé (des milliards de dollars) sur le dos des compagnies pétrolières opérant au Niger. On remarquera au passage que ce pétrole, bien entendu, a été racheté par d’autres acteurs de l’économie globalisée – on donnerait cher pour savoir exactement lesquels…
En tout cas, le MEND a adopté des méthodes performantes : attaque armée et destructions partielles de nombreuses installations pétrolières.

Résultat : la moitié de la production du Nigeria est arrêtée. C’est énorme, et c’est l’une des causes de l’envolée des prix mondiaux du pétrole. Les militants du MEND font peur à l’armée régulière, qui n’ose plus intervenir dans la région. Les expatriés de Royal Dutch Shell repartent. Les attaques des raffineries ont en effet fait plusieurs morts, et les militants du MEND ont aussi kidnappés des dizaines de travailleurs de l’industrie pétrolière, libérés contre rançon.
L’idéologie du MEND est frustre, mais claire : « Nous ne sommes pas des communistes, ou même des révolutionnaires, nous sommes simplement des hommes extrêmement amers », selon Jomo lui-même. Des hommes amers, et décidés. En d’autres temps, on aurait pu appeler cela : des desperados.

Jomo Gbomo a été arrêté en septembre 2007, mais le gouvernement hésite à le tuer par peur de représailles. Les attaques du MEND en juin 2008 montrent que l’organisation survit très bien à l’arrestation de son leader, pour l’instant du moins, et étend même ses opérations : la plateforme pétrolière Bonga, située à plus 100 kilomètres des côtes nigérianes, a été attaquée, et sa production a dû être stoppée.

À terme, l’agressivité des rebelles ne peut que contraindre les compagnies pétrolières et le gouvernement à négocier. Ou alors à déclencher une guerre avec l’aide de la marine américaine au besoin ... Reste à voir si les Marines maîtriseront la technique de guérilla imposée par les hommes du MEND dans les marécages labyrinthiques du Delta du Niger. Reste à voir surtout comment le MEND arrivera à prendre en compte les problèmes que pose un pays multilingue, multiethnique, multiconfessionnel, aux frontières coloniales mal définies, avec une population extrêmement nombreuse (140 millions), pauvre et illettrée, et à la démographie explosive…

Quelques leçons froidement réalistes peuvent être tirées de l’expérience du MEND :
  • - une violence bien dirigée rend crédible,
  • - les divisions entre mouvements découragent les populations, et sont exploitées par l’ennemi commun,
  • - la décentralisation des opérations en groupes autonomes rend le mouvement beaucoup plus difficile à contrecarrer,
  • - il est possible de financer ses opérations sur le dos de son ennemi, à condition d’être assez cynique pour jouer les pirates en col blanc les uns contre les autres,
  • - la population locale fournit des combattants motivés,
  • - l’idéologie n’est pas une nécessité, en tout cas tant qu’il ne s’agit que de piraterie,
  • la mondialisation permet de vendre des marchandises volées sur les marchés internationaux, et donc de se procurer des armes de guerre,
  • - une guérilla locale peut produire un effet mondial, à condition de toucher les chaînes logistiques du capitalisme mondialisé en un point stratégique.

Laurent S.