Anshel Pfeffer est correspondant de The Economist et surtout éditorialiste au journal israélien Haaretz. Sa chronique intitulée « Jérusalem et Babylone » traite notamment des questions relatives à Israël et l’identité juive. Sa nationalité britannique avait permis au journal Haaretz de l’envoyer couvrir la « révolution égyptienne » en 2011.
Il vient de publier un livre intitulé Bibi consacré à la vie de Benjamin Netanyahou. Dans le cadre de la promotion de son livre, il a accordé une longue interview au journal Libération. Le titre de l’article attire l’attention : « Pour les Trump, Poutine, Orbàn… Netanyahou fait office de patriarche » !
Extrait de cet article de Libération :
Dans la biographie qu’il consacre au Premier ministre israélien, l’éditorialiste de « Haaretz » dresse le portrait d’un animal politique à sang-froid, sans adversaire réel, dont la ligne intransigeante et la façon de se faire le héraut du peuple alors qu’il appartient à l’élite en font un modèle pour les leaders populistes de par le monde.
Et si le monde s’était trompé sur Benyamin Nétanyahou ? Si l’image du populiste impulsif, obnubilé par sa réélection en l’absence de toute vision à long terme, cherchant à faire oublier ses déboires personnels en provoquant des guerres, n’était qu’un mirage, une idée facile, préconçue ? C’est ce qui ressort de la lecture d’une nouvelle biographie remarquée, Bibi. The Turbulent Life and Times of Benjamin Netanyahu (Basic Books, 2018, non traduit), signée Anshel Pfeffer, l’une des plus fines et hyperactives plumes du pays, tout à la fois éditorialiste vedette dans Haaretz, quotidien de référence de la gauche israélienne, et correspondant lucide pour The Economist.
En retraçant la trajectoire de l’inamovible Premier ministre israélien, à l’heure où « Bibi » vit l’apogée de son long règne tout en étant acculé par les affaires, Pfeffer démontre comment cet extraordinaire animal politique est devenu le totem d’une génération globale de leaders nationalistes, ainsi qu’un personnage d’ores et déjà aussi marquant dans l’histoire d’Israël que le fut David Ben Gourion.
Votre livre sort au moment où Benyamin Nétanyahou traverse une sorte d’état de grâce. Tout ce qu’il a toujours défendu (la reconnaissance de Jérusalem, la défiance envers l’Iran) s’impose au monde, notamment grâce au soutien de Donald Trump.
Il y a vingt-cinq ans, Nétanyahou a écrit en anglais un livre intitulé A Place Among The Nations. Tout y est. C’est d’autant plus remarquable que ce qu’il y avançait était très impopulaire à l’époque, dans l’effervescence des accords d’Oslo qui laissaient entrevoir l’espoir de la paix [ironiquement, le livre a été ensuite retitré Une paix durable, ndlr]. Dans ces pages, l’idée-force est qu’il ne faut faire aucune concession aux Palestiniens. Qu’il n’y a pas d’Etat palestinien possible. Tout au plus, une certaine autonomie, sur de petites zones précises, ce à quoi il est revenu aujourd’hui, quand il parle de « State-minus » et d’« autonomy-plus » (soit un peu moins qu’un Etat et un peu plus d’autonomie).
(…)
Vous écrivez que l’on vit désormais dans le « monde de Nétanyahou », arguant qu’il fut aux avant-postes de la vague populiste que l’on voit émerger un peu partout.
Pour les Trump, Orbán, Salvini, Duterte, Abe ou même Modi et Poutine – toute une génération de leaders qui défient le modèle progressiste occidental fondé sur le respect des droits de l’homme – Nétanyahou fait office de patriarche, de modèle. Ils se disent : « Ce type est en poste depuis si longtemps, gagnant élections après élections, et il fait ce qu’on a toujours voulu faire : dire à la gauche et aux médias d’aller se faire foutre ». La conséquence, c’est que dans le club des grands de ce monde, les dirigeants à la Macron ou Merkel sont mis en minorité. Il est plus difficile que jamais de peser sur Nétanyahou. Ce qui marchait encore quand on pouvait s’appuyer sur le président américain, que ce soit Clinton, Obama ou même Bush, ne fonctionne plus. Ce qui ne veut pas dire que Benyamin Nétanyahou a convaincu de la justesse de son projet ou a obtenu gain de cause sur les colonies et le contrôle des Palestiniens. Mais pour le moment, le rapport de force est en sa faveur. Ceux qui ne sont pas d’accord avec lui ont accepté le fait qu’ils ne pouvaient rien y faire. […]
Que penser de cet article ? Cette habileté d’Israël à anticiper les situations et à neutraliser d’une façon ou d’une autre ceux qui peuvent gêner ses intérêts n’est pas neuve. Et, depuis longtemps, une certaine droite, y compris parmi la droite nationale, a cru devoir s’allier avec Israël. Dans les années 80, l’expression « Israël, bouclier de l’Occident » était utilisée jusqu’au sein même des militants nationaux.
Avec le développement de l’immigration s’est accentué à juste titre l’inquiétude au sujet de l’extension musulmane. Les promoteurs d’Israël se sont engouffrés dans cette brèche en faisant croire à beaucoup qu’il leur fallait un allié objectif contre le déferlement islamique et que cet allié était tout trouvé : Israël. Et comme l’opinion publique a souvent la mémoire courte, bien peu ont retenu que ce sont précisément les promoteurs d’Israël qui étaient aussi – et continuent de l’être – les promoteurs de l’immigration chez nous. Car il y a bien bien sûr derrière tout cela un plan messianique, d’ailleurs totalement assumé comme le démontrent des vidéos sur internet d’exposés de rabbins ou de personnalités notables telles que Jacques Attali.
S’ajoute à cela l’idée, naïve mais persistante, que se placer du côté d’Israël permettra d’échapper à la « diabolisation ». On sait qu’il n’en est rien. Marine Le Pen en est le triste exemple, ayant multiplié les signes d’allégeance et missionné un entourage sioniste jusqu’en Israël, elle est pourtant restée l’épouvantail qui a permis de faire élire tranquillement à l’Élysée Emmanuel Macron, enfant chéri des mondialistes.
Après la visite de Matteo Salvini (leader de la Ligue) en Israël en mars 2016, le journaliste de gauche Giulietto Chiesa avait déclaré :
« La visite en Israël est une étape obligée pour qui veut entrer au gouvernement. »
Et lorsqu’on accède enfin au pouvoir, la question israélienne se représente à nouveau. Quantité de chefs politiques classés comme « populistes », les uns tenus par des aides occultes, les autres cédant à l’espoir de rompre ainsi l’isolement géopolitique, fléchissent le genou à Yad Vashem.
Ce piège imposé par Israël, il faudra bien un jour que de véritables chefs politiques cessent d’y tomber.