Egalité et Réconciliation
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Nationalisme, ré-enracinement régional et lutte de classe

La thèse défendue par le présent article est la suivante : loin que le nationalisme soit essentiellement réactionnaire, ou qu’il ne puisse être révolutionnaire que sous la forme d’un culte de l’Etat ultra-centralisateur et culturellement niveleur, c’est au contraire sous sa forme d’origine — celle qui s’invente chez Barrès dans une combinaison étroite de régionalisme et de nationalisme — que cette pensée — et cette disposition affective — se conjoignent naturellement avec la forme que doit aujourd’hui prendre la lutte de classe.

L’histoire des idées politiques en France, notamment au XIXe siècle, a voulu que la décentralisation fût dans le camp conservateur. G. Rossi-Landi dans son article de l’Histoire des Droites dirigée par Sirinelli, donne un résumé lumineux de la genèse du sentiment, disons, régionaliste :

« Le mot de province est emprunté au vocabulaire administratif de l’Empire romain. Sous l’Ancien Régime, le terme de région est également utilisé, mais on l’applique normalement à certains pays, géographiquement constitués (la Bretagne, la Normandie, la Provence), qu’on appelle d’ailleurs aussi, indifféremment, des nations. Le règne de Louis XVI est marqué par la renaissance du sentiment régional, pris au sens moderne du mot. Selon ce qui fut longtemps la vulgate de la Révolution Française, “les années 1787-1788, la tentative des Assemblées Provinciales [fondées en 1787 par Loménie de Brienne], où s’affrontèrent souvent les tendances de l’aristocratie à l’autonomie et l’autorité centralisatrice de l’intendant : le contenu social du régionalisme fut, dès lors, évident.” [I, p. 28 ]. »

Comprenons que, pour un stalinien comme Pierre Soboul, il était, « dès lors, évident » que le sentiment régional était, quant à son « contenu social », l’expression des intérêts d’une classe dominante en déclin — la noblesse — réagissant à la construction d’un Etat centralisé. Tel n’est plus, trente ans plus tard, le jugement de Rossi-Landi, qui poursuit :

« Il semblerait plutôt que ce fût d’abord l’inefficacité administrative du pouvoir monarchique qui suscita cette aspiration à un autre type d’organisation. La noblesse y participe, pour s’affranchir du pouvoir central, mais aussi le tiers-état, dans l’espoir d’être soulagé d’une partie de ses impôts. Les cahiers de doléances contiennent de multiples témoignages d’hostilité à la centralisation monarchique et à ses agents — les intendants et les subdélégués. Devant la gravité de la crise d’autorité, deux types de réactions apparaissent : d’un côté, les physiocrates pensent y remédier en rationalisant et en unifiant ; de l’autre, certains notables souhaitent restaurer des chaînes de commandement et des pouvoirs qui relèvent d’un ordre féodal aboli. Des historiens ont parlé de “réaction féodale” pour regrouper l’ensemble de ces initiatives locales visant à revivifier des institutions locales de justice ou de fiscalités, grâce aux recherches archivistiques confiées à des feudistes, spécialistes du droit féodal. On a parlé, à propos de ces efforts, d’une “reviviscence provincialiste”. La Révolution y mettra brutalement fin. »

Ainsi s’est configurée une opposition qui vit encore dans les esprits : face à une profonde crise sociale, politique et économique, l’orientation décentralisatrice serait, tendanciellement, réactionnaire, tandis que l’option centraliste aurait, elle, parie liée avec le progrès, voire la révolution . Ou bien, si, comme certains libertaires, on déteste l’Etat et la centralisation qu’il comporte, du moins s’applique-t-on à vider le fédéralisme que l’on conçoit alors de tout ce qu’il pourrait avoir de liens avec des particularismes culturels locaux que l’on s’empresse de qualifier de « féodaux ». Le localisme est alors motivé exclusivement par le culte de la liberté et de la libre association « de bas en haut ».

Je ne puis suivre ici pas à pas tout l’article de Rossi-Landi auquel je renvoie le lecteur ; mais on me permettra d’en citer encore quelques lignes :

« Avec elle [la Révolution], en effet, naît un concept nouveau, celui de nation. La nation devient la masse des citoyens, fondus en un seul bloc, par l’abolition des ordres et l’égalité des droits. C’en est fini des appartenances particulières, politiques, culturelles, identitaires : provinces, communautés, ordres, langues, corporations, classes. Se trouvent brutalement rejetés dans le camp de l’archaïsme, donc — selon une chaîne d’association que très vite forgèrent les révolutionnaires, particulièrement jacobins et montagnards — dans celui de l’Ancien Régime, et de la contre-révolution, d’authentiques contre-révolutionnaires au plan politique et idéologique mais aussi les tenants d’une identité culturelle et linguistique particulière dont l’idiome est désormais appelé patois et devient l’objet de toutes les suspicions dès lors que la Révolution postule, par la bouche de Barère, que “le féodalisme et la superstition parlent bas-breton”. »

L’objectif du présent article sera de tenter de briser cette « chaîne d’associations que […] forgèrent les révolutionnaires » bourgeois du XVIIIe siècle — si tant est que le raisonnement puisse quelque chose contre un préjugé invétéré.

L’enjeu est d’autant plus central pour nous autres, qu’à Egalité et Réconciliation, avons fait de la lutte contre tous les communautarismes l’un des axes centraux de notre politique. Or, il se trouve qu’entre l’aversion pour les communautarismes et le culte de la « République une et indivisible », entendue comme tendant à une homogénéisation intégrale de la culture nationale via un centralisme politique et administratif total, il n’y a, chez beaucoup, que l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarettes.

Désirer s’affirmer Breton, Provençal ou Normand en rappelant quelquefois les griefs des cultures régionales à l’égard du centralisme de l’Etat français post-révolutionnaire, est-ce nécessairement tomber dans le communautarisme victimaire, ennemi principal de la Nation ? Est-ce, par ailleurs, s’orienter vers une politique réactionnaire, oubliant la réalité des rapports de classe sous l’influence de la valorisation idéologique de fausses divisions (Normands contre Parisiens, par exemple) et de fausses alliances prétendues « naturelles » (ouvriers normands avec bourgeois installés en Normandie, par exemple) ?

La question, ainsi posée, prend le problème trop abstraitement. Le lecteur du livre d’Alain Soral, Vers la féminisation ? , aura bien compris que si la question politique en France aujourd’hui ne peut se poser distinctement de celle de la construction d’une force capable de briser les reins de l’impérialisme décomposé, cette construction ne pourra pas se faire sur le base d’un discours purement politique, même en un sens un peu élargi (social, économique, géostratégique…).

Comme le montre Alain Soral, revêtant d’arguments nouveaux une pensée déjà esquissée peu ou prou dans Le Romantisme féminin de Maurras, l’affaiblissement moral des individus, qui les plonge dans le désarroi à l’égard des luttes qu’il serait pourtant urgent de mener, n’appelle pas, pour réponse, une simple critique politique, sociale et économique pointant avec exactitude les méfaits de l’hyperclasse, ni seulement la présentation convaincante d’une stratégie et d’une tactique plausibles pour la renverser. Il s’agit au moins autant de trouver les voies d’un renforcement des individus, de leur remise sur pied, — bref, de les conduire effectivement, au moyen d’agencements collectifs adéquats, dans les voies l’inversion de ce processus que Soral appelle la féminisation.

Si l’appel à la conscience de classe n’éveille presque plus aucun écho, ce n’est pas parce que « les classes n’existeraient plus », comme on nous l’a trop longtemps ressassé, encore que leur configuration actuelle soit bien différente de ce qu’elle a été et que cela explique en partie que les discours « classistes » tombent à plat. Ce n’est sans doute pas non plus qu’elles n’aient jamais existé et relèveraient, selon le mot de Georges Valois, d’un « compartimentage des Français [selon] les lignes incertaines de classes imaginaires » .

Notre thèse (provisoire) sur cette question, en effet, c’est plutôt, pour schématiser, qu’à prendre à la rigueur la définition de la bourgeoisie comme classe des détenteurs du capital, il n’y a plus guère aujourd’hui de bourgeoisie française. En effet, ce qui en demeurait encore il y a peu est maintenant peu ou prou ravalé au rang de « petite-bourgeoisie supérieure », la masse du capital se trouvent aujourd’hui concentrée dans une hyperclasse, ploutocratie que l’on peut à la fois dire essentiellement cosmopolite et conjoncturellement liée à l’impérialisme le plus puissant (les Etats-Unis).

De cette thèse on pourrait tirer deux conclusions opposées :

— Une conclusion hyper-internationaliste, c’est-à-dire poussant l’internationalisme bien au-delà de la manière dont il est conçu dans le marxisme « orthodoxe ». Selon la une telle approche, il faudrait regarder les frontières nationales comme des réalités complètement caduques et poser d’emblée une fraternité de l’humanité entière communément exploitée par cette hyperclasse sans feu ni lieu — et les tenant de cette approche vont bien au-delà du simple dédain des frontières, puisqu’ils font même du « sans-papiérisme » abusivement baptisé « anti-racisme » l’axe le plus central de leur combat.

— Notre approche est, on l’aura compris, l’autre. Nous voyons du reste dans cette quasi-disparition de la bourgeoisie nationale la clef de la réconciliation entre la « gauche du travail » et la « droite des valeurs ». Aujourd’hui, en effet, la lutte des classes ne scinde plus objectivement le corps de la Nation, mais elle passe à peu de chose près au niveau même des frontières nationales : dans la France actuelle, comme dans le cas des guerres de décolonisation, la lutte pour l’émancipation des opprimés et la lutte pour la souveraineté nationale convergent objectivement — même si, force est de le constater, rien n’est plus difficile que leur conjonction subjective, consciente, politique.

Si donc cet appel à la conscience de classe a perdu toute vertu pour dresser les masses contre leurs oppresseurs, ce n’est pas qu’il soit devenu caduc (si ce n’est qu’il demande à être repensé à la lumière de la thèse précédente) ; c’est, bien davantage, en raison de la féminisation de l’immense majorité de nos compatriotes, comme, d’ailleurs, des habitants des pays développés en général (et sans doute n’en ont-ils pas l’apanage exclusif).

Les causes et les modalités de cette féminisation ont été suffisamment éclaircies par Alain Soral et je ne prétends rien ajouter ici à son analyse. Je ne veux que lire en quelque sorte le verso des pages de son livre, le lire entre les lignes ou à l’envers, pour tirer du diagnostic et de l’étiologie de la maladie les éléments d’une thérapeutique. À mon sens, à la question : « Comment aller vers la dé-féminisation ? », la réponse est double : (1) Construire une organisation fraternelle de lutte politique, reposant sur une compréhension commune des événements et des tâches et liée par une éthique de fidélité et de dévouement ; (2) Travailler au ré-enracinement des individus.

C’est le deuxième aspect des choses qui doit surtout nous intéresser ici ; cependant, la logique à l’œuvre de part et d’autre est à certains égards la même et l’on nous excusera de ne pas laisser entièrement de côté le premier point.

Aux idées d’Alain Soral sur les causes et les modalités de la féminisation, nous croyons devoir joindre quelques considérations tirées de Spinoza et de l’intelligente interprétation deleuzienne — purgée de ses scories anarcho-gauchistes et surtout de ce que d’imbéciles épigones en ont fait. Nous comprenons en effet l’affaiblissement de la « puissance d’agir, de sentir et de penser » de l’individu comme liée à un affaiblissement, voire à une décomposition, des individus collectifs dont il était partie prenante, consciemment ou non, de la famille à la Nation en passant par la classe en soi et par les organisations qui en exprimaient la conscience — syndicat ou parti — sans parler des anciens « corps intermédiaires », au sens de Maurras, dont la dislocation remonte à une époque antérieure.

Non seulement la situation nouvelle — celle dont le cœur est la disparition d’une véritable classe capitaliste nationale — implique un effort de pensée pour élaborer des modalités de lutte appropriées, mais encore les modifications dans la conscience des individus — notamment l’affaissement de la puissance de penser qui nous apparaît comme le reflet du déclin de l’individu collectif national et de la dislocation des individus collectifs que sont les « corps intermédiaires » en tout genre (de la famille à la profession ou à la confédération syndicale…) — commandent une nouvelle approche dont l’objet doit être de remettre l’individu sur ses pieds et de « former nos bataillons ».

Quels ont pu être les agents de cette dissociation de tous les corps, au-delà des éléments psycho-sociaux pointés par le livre de Soral sur La féminisation, ce n’est pas le lieu de le détailler ; ce qui nous importe, encore une fois, c’est : de quelle manière rebâtir ces corps dont la puissance et l’harmonie interne sont autant de conditions du déploiement de la puissance d’agir de sentir et de penser des individus — ou bien comment en bâtir de nouveaux ?

La réponse à cette question relève largement du registre d’un projet de société future qui ne serait pas à sa place ici. En revanche, on peut et il faut rechercher la solution du problème posé de manière plus restreinte : quels sont les corps collectifs auxquels l’individu peut se ré-amarrer pour regagner une part de la puissance dont l’atomisation sociale l’a frustré ? À quoi il faut répondre : ceux qu’il va créer par son libre engagement politique, d’une part — un parti — et ceux qui existent déjà et qui sont tels que l’on puisse, en s’y replongeant, se reconstituer — pour nous : la Nation, la région, entre autres choses, certes, mais d’abord.

Il est permis de penser que souvent la pensée réactionnaire a gâché trop de peine dans de vains regards rétrospectifs vers les « institutions patriarcales idylliques » (selon le mot du Manifeste du Parti Communiste). Mais on peut aussi se demander si les médiations que la tradition de pensée marxiste-léniniste a conçues vers la formation d’un grand parti révolutionnaire ne sont pas tombées dans une désuétude plus profonde encore que ce dont se riait Marx : du syndicat d’usine au syndicat local de branche, du syndicat local de branche au syndicat national, fédéré et confédéré, et de là à une vraie conscience de classe, aboutissant à sa conclusion naturelle, celle de la formation de partis révolutionnaires nationaux liés entre eux en une internationale ouvrière, etc.

Nous pensons que le sentiment national, cultivé sans arrière-pensées, est nécessaire au réveil de la combativité d’un peuple exploité. Nous le pensons à peu près au sens du « mythe » sorélien, corrigé par une approche plus spinozienne peut-être : autrement dit, il ne s’agit pas d’un vain rêve que le marketing d’une organisation politique mettrait en avant pour se donner un cachet singulier ; il ne s’agit pas d’emballer une portion de socialisme dans un drapeau tricolore et de s’imaginer ainsi avoir utilement contribué à « l’insurrection qui vient ». Non : l’exaltation patriotique est exactement ce que Spinoza nomme une « passion joyeuse » ; elle en possède tous les caractères.

D’abord, tel que nous l’entendons, le nationalisme est bien une passion joyeuse au sens où il est « à base d’amour », selon le mot de Deleuze, et non « à base de haine ou de crainte ».

Il serait vain de nous opposer la caricature d’un nationalisme dont le cœur serait « l’exclusion de l’autre » ; si une telle idée, essentiellement réactive et donc mutilante pour celui qui en est le porteur, existe, il est clair aussi qu’elle est également cultivée par ceux qui s’adonnent à une « réactivité au carré », à un « antifascisme » comme « haine de ceux dont la psychologie serait marquée par l’exclusion de ce qui leur est étranger ». Pour notre part, il s’agit bien, sous le nom de nationalisme, d’un amour de la Nation, amour dont, du reste, la base est le rapport de convenance que chacun d’entre nous éprouve entre son être propre et l’individu collectif auquel il appartient et auquel il s’agrège en cet acte joyeux. Car, en effet, il y a une grande différence entre cet acte volontaire qu’est la constitution d’un parti politique, d’un côté, comme instrument collectif artificiel de formation et de lutte politique, et le nationalisme qui est avant tout « prise de conscience d’un déterminisme » : tandis qu’en me joignant à un parti, je contribue à la création d’un corps collectif à peu près aussi factice que la société telle qu’elle est imaginée dans Le Contrat social, le nationalisme, lui, consiste avant tout à assumer joyeusement ce qui est et n’a pas besoin d’être créé — si ce n’est que l’être de la Nation est perpétuellement récréé par le fait que le legs est assumé par chacune des générations successives de ses héritiers.

D’aucuns ont voulu voir aussi dans le nationalisme un amour du même, c’est-à-dire une sorte d’aspiration à la fusion dans un tout impersonnel — et cette passion a pu être saisie sous les espèces de la pulsion de mort freudienne, au sens où celle-ci a partie liée avec le refus de l’errance aléatoire de l’individu hanté par ses pulsions et avec le désir d’un retour à l’unité indifférenciée et apaisée qui ne se trouve que dans la paix des cimetières — la formule barrésienne du « nationalisme de la Terre et des Morts » s’éclairant ainsi d’un jour sinistre.

Or cette vision-là du nationalisme est profondément polémique et même, pour tout dire, absurde. Ce n’est que dans l’esprit de ses ennemis que le nationalisme est ce culte de l’unité indifférenciée, de l’uniformisation, d’un corps collectif sans organes dont le fantasme ruineux est au contraire à chercher dans le libertarisme philosophique de Deleuze. La tradition du nationalisme français, depuis Barrès et Maurras, est au contraire l’expression d’un amour pour la nation comme tradition culturelle vivante (principe de créativité), d’une part, et comme corps social organisé, c’est-à-dire riche d’une profonde différenciation interne et hiérarchisé, ni simple unité indéterminée sans diversité, ni pur disparate sans unité de cohésion et de continuité.

Le nationalisme, ce n’est donc pas l’expression d’un désir de dissolution de l’individu dans une materia prima matricielle informe, c’est l’amour du tout organisé (éventuellement évolutif) dans lequel j’ai une place précise (mais peut-être vouée à changer). Le nationalisme comme passion est le sentiment joyeux de ma position dans ce tout organique — totalité qui, du reste, ne se réduit pas à son état instantané : selon le mot d’Auguste Comte souvent cité par Maurras, « l’humanité est faite de plus de morts que de vivants » et les perspectives de l’avenir sont d’autant plus ouvertes que les racines sont profondément entées dans un passé collectif ramené à la conscience.

Le nationaliste est l’homme — ou la femme — qui fait corps avec le corps de la Nation et qui a ravivé en soi la conscience de sa provenance afin de s’ouvrir à sa véritable destination. Et cela non pas au sens où le passé collectif dicterait à des intelligences asservies le choix d’un avenir qui ne serait que répétition du passé, mais au sens où n’est libre que l’individu qui a déployé toutes ses puissances, et où n’est ainsi épanoui que l’individu consciemment enraciné dans cette totalité historique et sociale qu’est la Nation. La notion d’enracinement (ou de réenracinement, pour souligner l’aspect actif de ce qui pourrait n’apparaître que comme une résignation à accepter ce que je me trouve être) a en effet chez son inventeur — Barrès — une portée directement vitale : il faut se rappeler en effet que c’est d’une forme d’anarchisme individualiste inspiré de Nietzsche que Barrès est parti et que la problématique centrale du Culte du Moi est bien celle du plein épanouissement des puissances de l’individu. Il n’y a pas de renoncement à cette problématique dans le passage au Roman de l’énergie nationale, mais seulement prise de conscience du fait que cet épanouissement est conditionné par le « rebranchement » de l’individu sur le tout dont il est une partie comme sur le passé dont il est l’aboutissement.

Or l’enracinement (ou le réenracinement) dont parle Barrès est indissociablement régional et national : c’est en se raccordant (et en se ré-accordant) à la petite patrie (la Lorraine de Barrès, la Provence de Maurras…) que l’on se rebranche sur la grande — à l’encontre de l’approche des « Identitaires » qui, tendanciellement, optent pour la première contre la seconde, pour en servir une troisième qui n’est qu’une fiction délétère — « l’Europe (blanche) ».

Car le mouvement ne va pas plus outre — famille, région(s), nation — ; il ne saurait se poursuivre au-delà des frontières nationales, par exemple jusqu’au niveau européen (sous prétexte de l’ancienne « chrétienté »), « Occidental » (au motif d’un atlantisme plus ou moins inavoué) ou, pourquoi pas, mondial. Et cela non par principe, mais pour des raisons qu’il serait aisé d’expliquer en partant de Spinoza (que Barrès n’avait probablement guère lu, quoi qu’il en parle quelque part dans le Culte du Moi) : en effet, si Spinoza admet l’existence d’individus collectifs, il ne regarde pas pour autant comme un individu réel ce qui n’est que fruit d’une synthèse mentale sans base objective. Ainsi « l’humanité » ne sera-t-elle qu’une fiction tant que la « mondialisation » n’aura pas intégré toute les populations du monde, à supposer que cela puisse se faire d’une manière vraiment organique, c’est-à-dire sans écraser leur identité propre — et c’est tout le contraire qui se voit. Il est vain d’en rêver quand le processus dit d’intégration européenne n’ayant pas réussi lui-même, à cette étape, à former un peuple européen — et cela parce qu’il n’est que le fruit d’une imagination technocratique aveugle aux rapports réels des hommes réels, ou le fruit d’une rêverie moralisatrices qui se figure qu’un peut de bon vouloir pèse autant que des siècles d’histoire. La France, quant à elle, est un individu collectif réel au sens où elle possède une essence — « La France est une personne », disait De Gaulle citant Michelet —, une certaine puissance d’agir et un conatus ou tendance à persévérer dans l’être. En quoi le nationalisme ne repose pas sur une fiction, même si, comme sentiment, « passion joyeuse », il n’imagine peut-être que confusément ce qu’il ne conçoit pas encore clairement et distinctement — il sent son appartenance régionale et nationale plus qu’il ne perçoit tous les tenants et aboutissants de l’intrication de son être dans le collectif auquel il appartient.

Point n’est besoin en effet de se plonger dans de telles abstractions spéculatives, ni de rentrer dans la plus grande exactitude, pour vivre ce dont on essaie ici d’esquisser le concept : le renforcement de l’individu — y compris dans ce qui concerne sa combativité politique — par immersion dans l’être national et régional. Et voilà pourquoi nous pensons que le grand mouvement social révolutionnaire de demain ne pourra qu’être nationaliste et, pour la même raison, régionaliste.

Sébastien Derouen (Secrétaire National à la Formation d’E&R)

« La Région », in J.-F. Sirinelli (éd.), Histoire des droites, t. 3, première partie, chp. 3 (pp. 71-100 de la réédition en poche, Gallimard, collection Tel, 2006). Il s’agit de l’article de Pierre Soboul « De l’Ancien Régime à la Révolution. Problème régional et réalités sociales » (pp. 25-54) in Régions et régionalisme en France du XVIIIe siècle à nos jours, PUF, 1977. L’intéressant petit livre de J. Paul-Boncour, Ch. Maurras et al., La République et la décentralisation — un débat de 1903 (Nouvelle Librairie Nationale, Paris, 1923) donne à voir à quel point, dans le camp républicain, l’obsession de la lutte contre l’emprise politique de l’Eglise Catholique a pu jouer en faveur du « centralisme », la volonté de donner aux régions, voire aux communes, une part du pouvoir politique, fût-ce au motif (ou sous prétexte) de fédéralisme proudhonien étant perçue comme risquant de désarmer la République devant son éternel adversaire. Vers la féminisation ? Démontage d’un complot anti-démocratique, Blanche, Bibliothèque Blanche, 2007. Publié en un volume avec Romantisme et révolution, Auguste Comte, Mademoiselle Monk et L’Invocation à Minerve, Nouvelle Librairie Nationale, 1922. Georges Valois et Georges Coquelle, Intelligence et production, p. 121, Nouvelle Librairie Nationale, Paris, 1920.