Après les États-Unis depuis 2008, l’attention mondiale s’est également portée depuis 18 mois sur la crise représentée par la Turquie et l’Arabie Saoudite dans le conflit international contre Daech. Nous ne parlons pas ici de l’attention des experts, mais de l’audience mondiale au-devant de qui les rideaux tombent les uns après les autres dans les articles des journaux grand public, dévoilant successivement des pans entiers d’une réalité masquée depuis bien longtemps.
Trois autres pays font régulièrement la une, trois pays étroitement liés aux précédents : Israël avec le conflit Palestinien, ainsi que la Corée du Nord et ses relations menaçantes avec les pays voisins. Le troisième pays est le Royaume-Uni et ses relations avec l’UE. Les menaces et enjeux du Brexit ont déjà été longuement détaillés. Ce présent article est consacré à l’anticipation d’une autre fracture dans ce pays, révélatrice d’un autre pan de la réalité : la fracture entre la City de Londres et le « Roi Henry », ce dernier symbolisant tout le reste du Royaume-Uni.
Ne nous y trompons pas : la City est l’un des objets sociaux-historiques les plus complexes à étudier. La relation de puissance qu’entretient la City a besoin d’être expliquée, décortiquée. En effet, on ne peut pas dire qu’une relation perd de la puissance si on n’explique pas quelles sont cette relation et cette puissance au départ et d’où elles proviennent historiquement, sinon la démarche tourne à vide.
Nos précédents travaux ont permis de montrer que l’histoire de l’Occident est orientée depuis le XVIIème siècle par trois mouvements de fond entrelacés :
l’émergence des organisations des États profonds et de leurs relations transnationales secrètes
le développement des structures de la finance internationale et des banques centrales
le développement de mouvements politico-religieux hérétiques visant à renverser l’ordre établi, comme le Sabbataïsme et le Wahhabisme déstabilisant l’Empire Ottoman aux XVIIème et XVIIIème siècles, ou comme les agissements de Daech de nos jours.
Ces trois mouvements de fond ont forgé l’âme profonde de la City, dont l’influence s’est développée d’une manière schizophrénique vis à vis de l’état public et visible du Royaume-Uni. À l’image du personnage du célèbre roman de Stevenson, le Royaume britannique est en réalité gouverné d’une part par l’état monarchique visible (désigné par le « Roi Henry » dans notre titre) et d’autre part par Mister City, qui est sa partie profonde.
Un Royaume à deux états
La nature juridique de la City de Londres est très particulière. Elle se distingue des 32 autres districts londoniens de par un statut sui generis lui conférant à la fois le titre de « Cité » et de comté cérémoniel, dont le mode d’administration est unique.
C’est en 1319 qu’une charte signée par Édouard II consacre l’autonomie de la City et le rôle prépondérant des guildes (devenues plus tard les « vénérables compagnies ») dans son administration.
Le Lord-maire de la City qui incarne les libertés acquises par les bourgeois, est élu traditionnellement chaque année le 29 septembre. Le deuxième samedi de novembre, celui-ci doit se rendre en très grande pompe au palais de Westminster pour recevoir, par l’intermédiaire du Lord Chancelier, l’agrément du souverain britannique.
Investi de sa charge, le Lord-maire est le président de la City of London Corporation, qui est à la fois un conseil d’administration et un conseil municipal. Il a notamment la responsabilité de son propre corps de police, la City of London Police. La City est la seule circonscription administrative de Londres qui ne soit pas sous la juridiction par la Metropolitan Police. Il fait partie du conseil qui proclame un nouveau souverain britannique.
Le Lord-maire exerce également une fonction judiciaire, puisque tous les délits commis dans la Cité sont relevables de sa juridiction. Il est président du tribunal.
La City dispose d’un « remémoreur » qui est un fonctionnaire désigné pour défendre les intérêts de la City de Londres au parlement britannique. Le Lord-maire reçoit officiellement des ministres des affaires étrangères d’autres états, et se déplace à l’étranger pour promouvoir les intérêts de la City. À la fois les entreprises et les résidents de la City portent la responsabilité de supporter l’industrie des services financiers et de représenter ses intérêts. Elle comporte aujourd’hui 8000 résidents mais 50 fois plus de personnes viennent y travailler tous les jours.
La gouvernance de la City n’a pas été modifiée par le Municipal Reform Act de 1835. Une tentative a eue lieu en 1894 pour supprimer la distinction entre la City et le reste de Londres, menée par la Royal Commission on the Amalgamation of the City and County of London, mais un prompt changement de gouvernement à Westminster a eu pour conséquence l’abandon de ce projet.
La City est donc juridiquement un véritable État dans le Royaume britannique.
La City, bras séculier de l’Empire britannique
À la fin du XVIème siècle, Londres devient progressivement un centre majeur pour les activités de banque et de commerce international.
Le Royal Exchange est fondé en 1565 par Sir Thomas Gresham en tant que centre pour les commerçants de Londres, et il obtint le patronage Royal en 1571.
La société East India Company reçut une Charte Royale de la Reine Elizabeth I le 31 December 1600. Les parts étaient détenues par de riches marchands et des aristocrates.
Fondée en 1694 au cœur de la City par des commerçants orfèvres, la banque d’Angleterre est la deuxième plus vieille banque centrale du monde, et la huitième plus vieille banque. Elle a été fondée pour être le banquier du gouvernement anglais. La Banque est sous statut privé de 1694 jusqu’à sa nationalisation en 1946. En 1998 elle devient une organisation publique indépendante, possédée par le Treasury Solicitor pour le compte du gouvernement.
La Banque d’Angleterre a institutionnalisé les réserves fractionnaires. William Paterson, son fondateur, est célèbre pour avoir déclaré : « la Banque reçoit les intérêts de toutes les sommes qu’elle crée à partir de rien ».
Le XVIIIème siècle est une période de croissance rapide pour Londres, reflétant une population grandissante, les premiers effets de la Révolution Industrielle et le rôle de Londres comme centre de l’Empire Britannique.
La East India Company a gouverné une large part de l’Inde et du Bangladesh avec ses propres armées privées, y exerçant à la fois les fonctions militaires et administratives, à partir de 1757 après la bataille de Plassey. Lors de la Grande Famine du Bengale de 1770, environ 10 millions de personnes, soit un tiers environ de la population de cette région, meurent. La famine a été causée par une monoculture de l’opium à la place de culture vivrières. Cette monoculture a été forcée par la East India Company pour l’exporter vers la Chine comme stratégie d’affaiblissement de l’Empire Chinois, menant aux guerres de l’Opium quelques années plus tard.
En 1858 la Couronne Britannique nationalise la East India Company et assume directement le contrôle de l’Inde.
La City hérite de la finance internationale
Il est impossible de comprendre la puissance financière et politique de la City sans mentionner l’histoire de la famille Rothschild. Remontons quelques décennies en arrière sur le continent : Samuel Wolf Oppenheimer (1630-1703) reçut la charge de juif de cour (court jew c’est-à-dire financier, changeur de monnaie et commerçant en import export) à la cour de l’Empereur Leopold I d’Autriche. Son fils Simon Wolf Oppenheimer exerça la même fonction à la cour de Hanovre. Jacob Simon Wolf Oppenheimer, le petit-fils de Samuel Oppenheimer, a enseigné à son apprenti Mayer Amschel Bauer (né Meyer ou Meier Anschel Bauer)[14] les arcanes du commerce international et du change de monnaie à Hanovre entre 1757 et 1763.[15] C’est à Hanovre qu’il conduisit les premières affaires avec le Lieutenant-Général Baron von Estorff, au départ intéressé par ses connaissances de numismate. Son père Moses Amschel Bauer était déjà à Francfort préteur sur gage et changeur de monnaie. Il reprit l’affaire familiale en 1763 en l’étendant aux services financiers et pris le nom de Rothschild, au moment où von Estorff pris la charge de conseiller auprès du souverain (Landgrave) Friedrich II von Hessen-Kassel, l’un des hommes les plus riches d’Europe. Sa fortune était évaluée entre 70 et 100 millions de florins, la plupart hérités de son père Wilhelm VIII, frère du Roi de Suède.
Le Baron von Estorff recommanda au Landgrave les services de Mayer Amschel. Il obtint le titre de juif de cour en 1769.