NDLR : Cet article de Sharmine Narwani est avant tout un compte rendu de lecture d’un texte publié par Stratfor , un institut privé d’analyse stratégique basé au Texas. Stratfor s’est intéressé au discours sur la Syrie et aux récits colportés par les uns [le gouvernement] et surtout les autres [l’opposition] et à ses implications sur la crédibilité des acteurs Syriens de la crise.
Depuis l’éclatement des premières manifestations de rue en Syrie en mars dernier, les discours sur la crise syrienne sont restés assez fidèles au thème proposé pour toutes les révoltes arabes.
Un dirigeant autoritaire qui écrase une opposition pacifique à son régime et ouvre le feu sur des civils avec un nombre de contestataires qui explose et une montée du nombre des tués…
Mais nous entrons maintenant dans le dixième mois de cette révolte particulièrement violente – même en Libye avec sa guerre civile à outrance, les choses n’ont pas été si longues. Alors qu’est-ce qui se passe ?
Selon l’organisme texan d’analyse du risque géostratégique Stratfor, qui a publié la semaine dernière un article à rebrousse-poil sur les efforts propagandistes de l’opposition syrienne, « la plupart des accusations les plus graves faites par l’opposition se sont avérées être grandement exagérées ou tout simplement fausses, nous en apprenant ainsi plus sur la faiblesse de l’opposition que sur le niveau d’instabilité à l’intérieur du régime syrien. »
C’est important pour deux raisons. Premièrement, c’est peut-être la première fois qu’une firme américaine de recueil d’informations ayant pignon sur rue met en cause ouvertement le discours en vigueur sur la Syrie. Deuxièmement, les conclusions de Stratfor soulèvent la question : sur quoi basons-nous nos initiatives politiques si nos hypothèses sous-jacentes sont faussées ?
Quel est réellement le niveau d’instabilité en Syrie ? Quelle est l’ampleur de l’opposition au régime de Bachar al-Assad ? Le bilan des victimes nous cloue sur place de dégoût – aujourd’hui, le plus fort taux de décès par jour – mais quelle est la valeur de ces chiffres ? Qui sont ces victimes et peut-on vérifier ? Les militants locaux sont-ils capables de distinguer entre un civil pro-régime tué et un civil anti-régime mort – surtout maintenant que les deux camps sont armés et tirent ?
Je ne suis pas en mesure de discuter ces chiffres et ces aspects, alors je ne le ferai pas. Mais je poserai la question : d’où viennent les « faits » rapportés ?
Un biais inhérent aux données syriennes ?
Le problème avec les données qui proviennent des organisations d’opposition est que ces dernières ont un intérêt évident à diffuser des informations dont elles tirent un « bénéfice » et à minimiser les statistiques qui leur sont « dommageables ». Et ce même principe vaut aussi pour le gouvernement – et c’est pourquoi nous accueillons avec prudence les annonces du régime syrien.
On ne voit pas l’opposition syrienne informer activement sur les simples soldats tués par exemple – sauf à dire que ce sont des militaires tués pour avoir déserté. Twitter grouille en ce moment de messages selon lesquels plus de 70 de la grosse centaine de tués sont des « déserteurs ».
On n’entend pas non plus parler du nombre de civils favorables au régime tués par l’opposition armée – dont certains auraient été tués alors qu’ils « manifestaient » pour soutenir le régime syrien.
Maintenant, ça ne veut pas dire que l’opposition syrienne ment purement et simplement pour s’adjuger la sympathie et le soutien de l’étranger – surtout parce que « l’opposition » n’est pas homogène et vient de différents horizons, par leur importance et leurs orientations.
Mais Stratfor s’interroge clairement sur les visées de certaines de ces organisations, et le fait sur la base de preuves très récentes sur des campagnes de désinformation :
L’article de Stratfor s’intéresse principalement aux efforts de l’opposition pour créer l’impression ces dernières semaines qu’il existe une fracture significative dans le propre clan du président Assad et dans sa secte alaouite minoritaire dont des membres occupent les plus hautes fonctions dans les forces armées du pays et au gouvernement.
Parmi ces gaffes de toute première importance, une information du 10 décembre qui laissait entendre que le « vice ministre syrien de la défense et ancien chef du renseignement militaire Asef Shawkat avait été tué avec son adjoint et ancien chef de la direction générale de la sécurité, le général Ali Mamlouk. »
Stratfor postule que « l’image [sans fondement réel] de deux sunnites haut placés dans le régime tournant leurs armes l’un contre l’autre » contribue à créer « une histoire convaincante » pour des organisations qui veulent « entamer l’image d’un cercle rapproché d’Assad uni dans la volonté de réprimer l’opposition et de sauver le régime. »
Autre exemple avec une déclaration du 9 décembre publiée dans le journal à capitaux saoudiens Asharq al Awsat par une « ligue Alaouite des Comités de Coordination » auparavant inconnue qui prétend représenter la communauté alaouite en Syrie, « rejetait toute tentative de tenir la secte alaouite pour responsable de la ‘barbarie’ du régime Assad ».
Stratfor explique que cette histoire fabriquée donne « l’impression que la communauté alaouite se fissure et que le régime Assad fait face à une sérieuse perte de soutien à l’intérieur de sa propre secte minoritaire. »
Les analystes basés aux USA citent alors leur propre source interne à l’opposition syrienne qui « admet que cette organisation était en fait une invention de l’opposition Sunnite en Syrie ».
Le même jour, d’autres organisations d’opposition connues, dont le Conseil national Syrien (CNS), l’Armée Syrienne libre (ASL) et l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme établi à Londres, commençaient à diffuser « des affirmations selon lesquelles les forces du régime assiégeaient Homs et avaient donné un ultimatum de 72 heures aux déserteurs Syriens pour qu’ils se rendent avec leurs armes sous peine de risquer d’être massacrés ».
Cette information a fait la une dans le monde entier – après tout, Homs avait été le centre de la colère et de la dissidence contre le régime, avec un nombre de tués bien supérieur à celui d’autres points chauds.
L’enquête de Stratfor n’a cependant trouvé « aucun signe [annonciateur] de massacre, » et nous avertit que « les forces de l’opposition ont un intérêt à brosser le tableau d’un massacre imminent, dans l’espoir de reproduire les circonstances qui ont entraîné une intervention militaire en Libye ».
L’article poursuit en laissant entendre que les massacres dont on parle sont peu probables parce que « le régime a calibré sa répression pour éviter un tel scénario. Les forces gouvernementales », soutient Stratfor, « ont pris soin d’éviter les chiffres élevés de tués qui pourraient conduire à une intervention sur la base de principes humanitaires ».
Et ainsi de suite...
Les récits mensongers brouillent les pistes
Stratfor identifie quelques objectifs évidents qui orientent la propagande des organisations syriennes d’opposition :
1) Convaincre les Syriens à l’intérieur du pays (en allant au delà de la majorité Sunnite pour toucher les minorités qui pour l’instant soutiennent largement le régime) que le régime se lézarde et qu’il n’y a donc plus d’intérêt à le soutenir.
2) Convaincre les acteurs externes, comme la Turquie, la France et les Etats Unis, que le régime est en train de se fracturer et s’apprête à commettre des massacres pour écraser l’agitation, dans le droit fil de ce que le régime avait fait en 1982 à Hama.
3) Convaincre les Syriens comme les acteurs extérieurs que l’effondrement du régime Assad ne débouchera pas sur le niveau d’instabilité qui a sévi en Irak pendant près d’une dizaine d’années, ni sur la montée des islamistes comme cela semble être le cas en Libye.
A cette fin, l’ASL a mis l’accent sur ses actions défensives et de protection des civils pour éviter d’être qualifiée de militants [terroristes]. Entre temps, l’opposition civile a souligné vouloir conserver les structures étatiques intactes, de sorte à éviter le scénario irakien ou d’avoir à reconstruire l’Etat à partir de zéro en pleine guerre sectaire.
Stratfor relève que les organisations d’opposition ont réussi à faire passer leurs messages dans les media grand public occidentaux, et que ces organes d’informations « citent [régulièrement] des dénombrements de victimes fournis par l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme, sans être en mesure de vérifier l’information ».
Mais l’article observe aussi que « le manque de coordination entre les divers organes d’informations de l’opposition et le manque de fiabilité des informations fragilise la crédibilité de l’opposition dans son ensemble ».
La Syrie a signé aujourd’hui un protocole avec la Ligue Arabe qui ouvrira la voie à une mission d’enquête sur le terrain. Si cet important processus n’est pas détourné par des forces politiques régionales – un scénario improbable même avec les meilleures intentions – nous devrions commencer à avoir des informations vérifiables sur ce qui se passe dans le pays.
En l’absence de faits, l’histoire syrienne n’a aucune chance de surmonter l’animosité et la rancœur ressentis dans les deux camps. Des histoires fausses, même sincères, ne feront qu’entretenir le conflit. Bravo à Stratfor pour avoir mis en relief l’importance de la transparence de l’information.
Sharmine Narwani The Huffington Post (USA), 19 décembre 2011.