1971, le romancier français Max Gallo rédige la biographie de Martin Gray, un juif polonais « rescapé de la Shoah » qui vit en France. Un film est tiré du livre, qui est diffusé 12 ans plus tard sur TF1, et qui fera grand bruit. Grosse audience, et grosse polémique. Certains épisodes de la vie de Martin auraient été romancés, ce qui est inévitable quand on passe du vécu à l’écrit, mais d’autres auraient été purement et simplement ajoutés, afin de dramatiser l’ensemble. Notons qu’en 1971, la Shoah n’est pas encore à la mode. Claude Lanzmann court entre la France, les États-Unis et Israël pour monter le financement du film de sa vie, Shoah. Qui sera le détonateur de la promotion mondiale du sujet, devenu incontournable, et indiscutable, depuis.
La coproduction internationale, franco-canado-hongroise, montre la vie du jeune Martin depuis ses 14 ans. Or, ses papiers indiquent qu’en 1939, à l’entrée des Allemands en Pologne, il a 17 ans (date de naissance officielle : 27 avril 1922). La différence est de taille, puisqu’à partir de 16 ans, les juifs polonais étaient mis au travail forcé. Le téléfilm, qui débouchera sur une série télé, est manichéen à l’extrême. Les Allemands y sont présentés comme des abrutis sanguinaires et les juifs comme de sensibles victimes. Si personne n’ignore la persécution des juifs de Pologne entre 1939 et 1945, la version filmée appuie sur une dramaturgie déjà très appuyée dans le livre.
Max Gallo a pris des libertés avec la biographie réelle de Martin Gray, qui a pris lui-même des libertés avec sa propre réalité. Au bout du compte, cela surmultiplie les libertés avec la vérité. Pourtant, le film est monté comme un documentaire, avec une voix off, qui « historicise » le récit, rythmé par des événements bien réels : la vie quotidienne dans le ghetto de Varsovie, la déportation des 300 000 juifs qui y seront parqués jusqu’à juillet 1942, et l’existence du camp de Treblinka. Mais c’est là où les choses se corsent.
Nous avons tous en tête le plagiat malheureux du livre de BHL (De la guerre en philosophie) qui citait le philosophe Jean-Baptiste Botul et son botulisme (qui lui existe), inventé de toutes pièces par le journaliste et auteur Frédéric Pagès, du Canard enchaîné. Les historiens s’accordent à dire que le chapitre relatif au camp de Treblinka dans Au nom de tous les miens a une forte odeur du livre Treblinka, de Jean-François Steiner, paru en 1966… qui avait lui aussi pris de grandes libertés avec la réalité historique ! Mais dans un autre but.
Petit détour par Steiner : son Treblinka fait un carton mondial cinq ans avant la sortie du Gray-Gallo. Steiner, de son vrai nom Cohen, est le fils d’un déporté mort dans un camp secondaire du complexe concentrationnaire d’Auschwitz. Devenu parachutiste pendant la guerre d’Algérie, il épouse en 1967 la petite-fille du maréchal von Brauchitsch ! Tout cela est connu des spécialistes. Son livre semble exalter le courage juif au cœur de l’enfer, symbolisé par la révolte des Sonderkommandos du camp en août 1943. La plupart des 100 évadés (sur 1 000 détenus) seront abattus par les SS, moins de 50 arriveront à leur échapper. Les témoignages sur Treblinka sont tous issus des survivants de cette cinquantaine, qui n’ont pas tous traversé la guerre. Car beaucoup de ces juifs se sont alors tournés vers le combat, afin de venger les leurs. Martin Gray a rejoint les forces soviétiques, quand d’autres se battront dans les forêts polonaises ou biélorusses avec les partisans juifs, les résistants polonais refusant généralement les juifs dans la lutte contre l’occupant allemand.
C’est là où l’on rejoint « l’histoire » de Martin Gray : son récit est en tous points identique à celui de Steiner, dont la véracité va s’effriter au cours des ans. D’abord loué par toute les grandes figures morales de l’époque – Françoise Giroud, Claude Mauriac, Simone de Beauvoir – il laisse progressivement percer doutes et questions. Finalement, dans un renversement extraordinaire, il sera re-considéré comme une ode cachée au nazisme, au sadisme et à l’antisémitisme, les juifs étant en filigrane présentés comme leurs propres bourreaux ! Steiner, à l’instar de Gray, reconnaîtra sans trop de résistance que son livre mêle vérités et fiction.
- La journaliste Gitta Sereny passera 70 heures avec Franz Stangl avant sa mort, en 1971
La grande « spécialiste » de Treblinka, s’il en est, s’appelle Gitta Sereny. Cette journaliste britannique a le mérite d’avoir recueilli, juste avant la mort de Franz Stangl en 1971, les confidences en prison du second commandant du camp de Treblinka. Un livre d’entretiens qui revient, à travers le prisme du cerveau visiblement usé de l’Allemand, sur la machine de mort nazie en Pologne. Pour info, Stangl avait été « formé » à Sobibor, sorte de brouillon des plus grands camps de la mort, pour ensuite donner sa pleine mesure à Treblinka, qui recevait entre 5 et 6 000 déportés de Varsovie et Bialystok par jour. Selon Sereny, qui cite Stangl, les déportés étaient tués et enterrés à partir de juillet 1942 (puis brûlés à partir du printemps 1943) dans les deux heures suivant leur arrivée, par inhalation de monoxyde de carbone produit par un moteur de char attenant aux chambres à gaz.
Le point crucial qui démolit le témoignage de Gray est l’impossibilité physique de passer du camp du haut, dit aussi camp de la mort, au camp du bas, celui de la réception et du déshabillage des arrivants. Selon Stangl, on pouvait passer du bas en haut, mais pas du haut en bas. Il n’y avait pas de retour.
Sereny, qui fonctionne sur un témoin direct, déconstruit point par point l’ouvrage de Steiner, et par ricochet, celui de Gray-Gallo. Il est donc fort probable que Martin Gray a, avec ou sans l’accord de Gallo, ajouté la partie « exterminatrice » à son récit. Ce qui augmente considérablement sa dramaturgie, mais jette le trouble sur le reste de ses « mémoires ».
Cette période de l’histoire a généré de nombreux témoignages falsifiés, augmentés ou tronqués, qui ont pollué les vrais témoignages. Sans même aborder le débat sur les chambres à gaz, si des communautés juives entières ont bien disparu entre 1941 et 1945, les dépositions des procès de l’immédiat après-guerre n’étaient pas exemptes d’arrière-pensées politiques. Certes, des Allemands responsables de fusillades de civils à l’Est (Einsatzgruppen, enfin, ceux qui n’intéressaient pas les services secrets américains ou soviétiques) ont bien été pendus ou emprisonnés, mais on sait peu de choses sur les concepteurs et gestionnaires des camps dits d’extermination. La plupart des témoins directs ont disparu. Par exemple, en ce qui concerne le camp de Belzec, l’unique témoin survivant – avec le discutable Rudolf Reder (qui aurait survécu plus de trois mois dans un camp de la mort à 61 ans !) – Haïm Hirszman sera assassiné le lendemain même du début de sa déposition en mars 1946. Par la suite, des seconds couteaux allemands seront appelés à la barre dans les années 1960, lors des grands procès antinazis en Allemagne de l’Ouest.
Ainsi, pour résumer, la littérature « shoahtique » a-t-elle commencé avec Steiner dans la glorification exagérée de la résistance juive, pour s’appuyer ensuite avec Gray sur la fiction, qui rendait son impact plus poignant encore. Hélas, le marketing émotionnel se marie mal avec la vérité historique. La force symbolique de la Shoah est telle, que de nombreux témoignages sont nés spontanément et rétroactivement après sa « mondialisation ». Pour des raisons de victimisation ou de réparations, là n’est pas le sujet. Mais il est aujourd’hui difficile de distinguer le vrai du faux dans cet écheveau d’impressions, de récits, de larmes, de vengeances et de faits. On s’éloigne de l’Histoire pour entrer dans la légende. Martin Gray aura mêlé les deux, il y gagnera en notoriété ce qu’il perdra en crédibilité.