Plus de 1,8 million de jeunes marocains seraient atteints de saturnisme, selon un récent rapport de l’Unicef (Fonds des Nations unies pour l’enfance) et de l’ONG américaine Pure Earth. En cause : un empoisonnement massif au plomb qui crée un sérieux problème de santé publique et de société dont presque personne ne parle au Maroc.
L’alerte est préoccupante et les nombreuses interrogations qu’elle suscite font craindre le pire. Au Maroc, près de 2 millions d’enfants seraient empoisonnés au plomb. Un chiffre choc qui vient d’être révélé par l’Unicef et l’ONG Pure Earth. Dans un rapport inédit intitulé « La vérité toxique : l’exposition des enfants à la pollution par le plomb sape le potentiel d’une génération », les auteurs de ce document de 96 pages préviennent du danger lié à l’exposition au plomb et montrent la terrifiante étendue de la mystérieuse maladie du saturnisme qu’elle provoque, au Maroc et ailleurs.
Le rapport, produit fin juillet, révèle qu’un enfant sur trois dans le monde, soit 800 millions, présente un taux de concentration en plomb dans son sang supérieur à la normale. Les scientifiques précisent qu’au-delà de 5 microgrammes par décilitre, l’intoxication devient particulièrement dangereuse. Au Maroc, parmi les 1,8 million d’enfants qui dépassent ce taux de toxicité, 209.000 souffrent d’un empoisonnement sévère, avec plus de 10 microgrammes de ce métal dans leur sang.
« Des chiffres très inquiétants », alerte l’économiste américaine du travail et de la santé Anna Aizer, en réponse aux questions de Sputnik. Cette professeure et cheffe du département d’économie à l’Université Brown aux États-Unis étudie la problématique depuis plusieurs années. Elle insiste sur la dangerosité occultée de l’intoxication au plomb.
« Cette substance est hautement toxique. Même à faible concentration, elle fait silencieusement des ravages sur la santé physique et mentale des enfants. C’est là précisément que réside sa nocivité », explique-t-elle.
Un danger sournois relevé aussi par Andrew McCartor, directeur de la politique globale et de la planification de Pure Earth. Contacté par Sputnik, ce responsable du « Global lead program » (programme mondial du plomb) de l’ONG qui a travaillé sur le rapport, tente d’éveiller les consciences avec pédagogie.
« Le plomb est un poison qui s’accumule dans l’organisme au fil du temps. Il est particulièrement nocif pour les jeunes enfants car leur capacité d’absorption est beaucoup plus importante que celle des adultes, étant en pleine croissance. Leur exposition, même à des niveaux très faibles, à cet élément chimique affecte presque tous leurs organes. Elle touche leurs systèmes immunitaire, digestif, reproducteur, neurologique et même cardiovasculaire… À des niveaux très élevés, l’intoxication au plomb peut même mettre en danger la vie de l’enfant exposé », avertit McCartor.
Malgré tout, le saturnisme reste méconnu au royaume chérifien et ses victimes ne sont même pas recensées. Les rares bribes de données disponibles proviennent du Centre antipoison et de pharmacovigilance du Maroc (CAPM). Toutes confirment la gravité de la situation. Dans sa revue du quatrième trimestre 2019, le Centre, qui relève du ministère de la Santé, indique que sur les seules 31 personnes dépistées par son laboratoire en 2018, 8 % avaient un taux au-dessus du seuil de toxicité. Parmi elles, un homme de 41 ans qui était exposé à ce métal lourd dans son travail. Il affichait le taux vertigineux de 498 µg/l (microgrammes de plomb par litre de sang).
L’autre « recensement » fait par le CAPM remonte à 2013, mais il n’avait porté que sur 150 enfants vivant à Fès, au nord-ouest du pays. Les moyennes relevées culminaient à 202,30 µg/L chez certains enfants dépistés.
« Sidéré ». C’est ainsi que se décrit Bouazza Kherrati, président de la Fédération marocaine des droits du consommateur (FMDC) en dénonçant le silence de plomb des autorités marocaines sur ce fléau.
« Le saturnisme fait des ravages depuis trop longtemps au Maroc, mais il est totalement invisibilisé. Les autorités refusent de défendre le consommateur marocain que le plomb tue à petit feu », fustige-t-il.
Le militant pour le droit des consommateurs réclame des chiffres actualisés et une réglementation spécifique pour régler le problème à la source. Il revendique aussi un contrôle et une surveillance plus stricts des produits et des activités industrielles d’où provient le mal.
Criminelle infection
Interrogé par Sputnik sur une éventuelle spécificité marocaine quant à l’origine des contaminations au Maroc, Andrew McCartor explique que chaque pays a un mélange de sources uniques.
« Pour le Maroc, les épices frelatées auxquelles on ajoute du chromate de plomb (un additif alimentaire qui vivifie la couleur) sont l’une des causes principales de ces intoxications. Il y a aussi la peinture, les pigments à base de plomb et les batteries lors de leur recyclage. Les ustensiles de cuisine en aluminium ou encore en céramique peuvent aussi présenter un danger d’intoxication au plomb », énumère le chercheur portlandais.
La mise en cause des épices par le rapport de l’Unicef et Pure Earth a été vivement contestée par l’Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSA). Cette instance réplique que le marché marocain des épices est contrôlé à tous les niveaux. Une affirmation qui exaspère Bouazza Kherrati. « Pour la peinture comme pour les épices, c’est l’anarchie totale. Les contrôles opérés sont insignifiants », martèle-t-il. D’ailleurs, la fédération qu’il préside a déjà saisi le ministère de l’Industrie et du Commerce en 2019.
« À deux reprises, nous avions tenté d’attirer l’attention des officiels sur ces menaces pour la santé publique, mais à chaque fois, nos requêtes sont restées lettre morte », déplore-t-il.
Le rapport contesté par l’ONSSA est fondé sur les données recueillies en 2019 par le programme d’études épidémiologiques « Global Burden of Disease » (GBD) de l’Institute of Health Metrics and Evaluation (IHME), un centre indépendant de statistiques médicales basé à Seattle aux États-Unis.
En plus des chiffres qu’ils révèlent, ses auteurs vont plus loin en établissant le lien entre saturnisme et criminalité. « La contamination par le plomb pourrait doubler le niveau de violence dans la société », préviennent-ils.
« L’une des conséquences de l’intoxication au plomb est qu’elle perturbe considérablement le développement du cerveau et les fonctions cognitives chez l’enfant exposé en affectant son système nerveux. Les dommages irréversibles provoqués par cette perturbation font que les enfants soumis au plomb ont beaucoup plus de mal à contrôler leur agressivité et leurs impulsions », détaille Andrew McCartor à Sputnik.
Pour ne laisser aucun doute, le rapport cite de nombreuses études scientifiques ayant déjà établi le lien entre saturnisme et criminalité, dont celle de l’économiste Anna Aizer menée en 2018. En parlant à Sputnik, la chercheuse américaine ne manque pas de données pour étayer ses conclusions :
« Il y a d’abord les études corrélationnelles qui établissent un lien entre la baisse des taux de criminalité aux États-Unis à partir des années 1990 et l’élimination des additifs au plomb des carburants en 1970. Puis il y en a d’autres, plus récentes, qui établissent des liens plus directs comme l’étude que j’ai menée avec ma co-auteure Janet Currie… Nous avons constaté que les enfants présentant un taux de plomb dans le sang supérieur à la normale sont beaucoup plus susceptibles d’être suspendus de l’école et incarcérés plus tard dans un établissement de détention pour mineurs. »
Le saturnisme plombe les finances publiques
D’après les estimations des rapporteurs de l’Unicef, l’exposition des enfants au plomb coûterait aux pays à revenu faible ou intermédiaire près de 851 milliards d’euros. Ce montant équivaudrait à la perte du potentiel économique des enfants touchés.
« Réduire les expositions à la source reviendrait beaucoup moins cher aux autorités marocaines que de laisser le plomb détruire les ressources humaines du futur », conclut Anna Aizer.