Si Machiavel ne possédait pas l’insatiable appétit d’un Jules II pour les conquêtes territoriales, et cette ambition qu’il avait de faire de l’Église le premier État italien, d’abord, puis le seul État italien lorsqu’il aurait englobé tous les autres, il y avait une passion qu’il partageait avec lui : la passion de la guerre, et l’amour des choses militaires.
Cette passion ne se manifestait pas de la même manière chez ces deux hommes. L’un aimait dans la guerre les ardentes chevauchées, le mouvement, l’action, les embuscades que l’on dispose pour l’adversaire et celles que l’on évite soi-même. La guerre c’était la galopade dans le petit jour, avec, derrière soi, le tumulte des chevaliers bardés de fer. C’était les bataillons de fantassins courant sur les coteaux, se glissant à travers les forêts, les escadrons déployant dans la plaine leur carrousel cruel. Pour l’autre, c’est un jeu raffiné, que le sédentaire peut tout aussi bien jouer ; une partie d’échecs. L’un aime les soldats splendidement habillés, les panaches flottants, les fifres aigus et les longs tambours, l’acier miroitant et les beaux chevaux. Pour l’autre, un régiment est un pion sur l’échiquier et le soldat un élément presque abstrait, un chiffre dans le déroulement du kriegspiel. Sur les dessins qui illustreront son Arte della Guerra, hommes et batailIons sont figurés par des signes typographiques. Le thêta grec représente un canon, le « T » majuscule le connétable de la bataille, le « D » majuscule le chef de bataillon, « z » est un drapeau et « s » la musique. Il les dispose sur sa feuille de papier, comme un enfant qui s’amuse avec ses soldats de plomb, mais ici l’être vivant est réduit à une lettre, le piquier n’est plus qu’un « o », le chevau-léger un « e », l’homme d’armes un « r », et ainsi de suite. Malgré cela, les combinaisons militaires qu’il organise avec ces caractères sont extrêmement vivantes parce que l’art de la guerre pour lui est un art vivant et la stratégie une science vivante.
Ce n’était pas une science nouvelle. Les Anciens l’avaient pratiquée avec beaucoup de talent, et en cette matière comme en toutes les autres, il fallait s’adresser à eux pour obtenir des critères d’excellence et de perfection. L’histoire romaine est riche d’exemples qu’un capitaine moderne peut utilement suivre ; Machiavel, chaque fois que l’occasion se présente, ne cesse de donner en modèle à ses contemporains les stratèges grecs, parfois, et, le plus souvent, les romains. « Je vous répète que les Anciens faisaient tout avec plus de sagesse et mieux que nous, et si nous errons quelquefois dans les autres affaires de la vie, à la guerre nous errons toujours complètement. »
Ne sera-t-il pas périlleux de croire ainsi à la supériorité absolue et constante des Anciens, alors que tant d’éléments nouveaux entrent en jeu dans la guerre d’aujourd’hui ? L’artillerie, par exemple. À tout prendre, malgré l’usage des armes à feu que certains condottieri blâment et condamnent — Vitelli allait jusqu’à couper les mains des artilleurs et des arquebusiers ennemis qu’il faisait prisonniers pour les punir d’user de ces instruments déloyaux — malgré les changements que le canon a apportés dans la tactique de la cavalerie et de l’infanterie, il n’y a pas tant de différence entre les guerres d’autrefois et celles d’aujourd’hui. Les enseignements des Anciens demeurent donc parfaitement valables pour notre temps, et l’homme du XVe ou du XVIe siècle, si moderne qu’il se sente, a toujours intérêt à interroger ses devanciers.
Machiavel peut, à bien des égards, apparaître comme un théoricien de la guerre, et son opinion être suspecte sur ce point, mais les praticiens eux-mêmes, les Alviano, les Picinnino, les Baglioni, les Sforza et Gattamelata, et Colleone, et Braccio di Montone, et les Malatesta, et les Petrucci, emportent des livres avec eux en campagne, et lisent ou se font lire les hauts faits des Anciens. Non seulement pour exciter leur émulation et éveiller leur amour-propre, mais aussi pour y trouver d’utiles enseignements.
La nature du terrain n’a pas changé depuis les Romains. La nature de l’homme non plus. Les éléments essentiels des armées sont toujours les mêmes, fantassins légers et fantassins lourds, cavalerie lourde et cavalerie légère, artillerie à corde, chez les Romains, artillerie à poudre chez les modernes. Le cœur du soldat et ses muscles, aussi, demeurent pareils. Et ses appétits, et ses ambitions, et ses craintes. On peut apprendre l’art de la guerre dans les livres, et l’on peut écrire des livres pour l’enseigner aux autres.
De ce que Machiavel a d’abord appris cette science dans les livres, ne déduisons pas qu’elle est chez lui livresque. C’était un des grands mérites de cet homme, dont l’érudition n’a jamais fait un rat de bibliothèque, que cette faculté qu’il avait de transformer en quelque chose de vivant tout ce que contiennent les livres. Et aussi son application à vérifier sur le terrain l’exactitude de ce que lui avaient raconté les historiens et les annalistes.
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La chance veut aussi que cette époque soit celle où des transformations profondes se produisent dans l’art et la technique de la guerre. Non pas seulement du fait que le matériel change, que l’emploi de l’artillerie fournit des facilités nouvelles et pose ainsi des problèmes imprévus, mais aussi en raison des bouleversements qui surviennent dans la vie des sociétés. La guerre de la Renaissance ne ressemble pas à celle du Moyen Age. Celle-ci dépendait encore des deux facteurs primordiaux à cette époque, la chevalerie et la féodalité. La guerre était le fait de la noblesse ; le vassal y servait le suzerain avec ses propres vassaux et avec les hommes de ceux-ci. Il ne s’agissait pas de patriotisme, mais seulement de fidélité au seigneur, cette fidélité n’excédant pas, d’ailleurs, les coutumes féodales qui fixaient le nombre de jours de services dus par le vassal ; si bien que celui-ci, arrivant à l’expiration du temps de service obligatoire, rentrait chez lui tout tranquillement avec ses soldats, même si son seigneur se trouvait à ce moment-là en pleine opération stratégique.
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Si, en France, le processus d’évolution allait de l’armée de métier à l’armée nationale, en Italie il en était allé autrement. Le Moyen-âge avait vu surtout les milices communales, formées par les habitants de la cité, qui lâchaient les outils de leurs professions pour prendre leurs armes dès que la cloche les appelait à la bataille. Nous avons dit déjà par suite de quelle spécialisation s’étaient créées les armées de métier, composées de mercenaires, création qui avait l’avantage de ne plus paralyser la vie commerciale en enlevant les individus aux champs, à la boutique ou à l’atelier pour les traîner sur les routes, la pique à l’épaule. L’armée de métier, nous l’avons vu, a créé, comme conséquence, le capitaine de métier, le condottiere. Ces spécialistes de la guerre, soldats et généraux, ont représenté d’abord quelque chose d’utile et d’économique, mais ils sont vite devenus envahissants, et ils ont fini par bouleverser toute la vie politique de l’Italie. L’ascension du condottiere jusqu’aux trônes les plus illustres et les plus éminents fut le résultat direct et inévitable de cet état de choses qu’il paraissait urgent de modifier.
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La guerre, direz-vous… La guerre, pour lui, est un accessoire de la politique. Il ne l’aime pas pour elle-même, il ne l’étudie pas gratuitement. La formation militaire fait partie de l’éducation d’un homme d’État ; il l’affirme expressément. Les princes actuels, dit-il, « ne songent pas que, chez les Anciens, tout prince jaloux de maintenir son autorité pratiquait avec soin toutes les règles que je viens de prescrire, et se montrait constamment appliqué à endurcir son corps contre les fatigues et fortifier son âme contre les dangers. Alexandre, César et tous les grands hommes de ces temps-là combattaient toujours au premier rang, marchaient à pied, chargés de leurs armes et n’abandonnaient leur empire qu’avec la vie, voulant vivre et mourir avec honneur. On pouvait peut-être reprocher à quelques-uns une trop grande ardeur à dominer, mais jamais on ne leur reprocha nulle mollesse, ni rien de ce qui énerve et dégrade l’humanité. Si nos princes pouvaient s’instruire et se pénétrer de pareils exemples, ils prendraient sans aucun doute une autre manière de vivre, et changeraient certainement ainsi la fortune de leurs États ».
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J’ai dit que Machiavel considérait la guerre comme un jeu intellectuel, comme une partie d’échecs. Mais la marche des figures, les combinaisons tactiques dépendent, en fait, de tous ces éléments banals, terre à terre, si l’on veut, que le bon joueur doit connaître pour ne pas commettre d’erreur. Il sait bien que, dans la réalité, l’intendance joue un rôle aussi grand que l’état-major, qu’un soldat mal nourri perd la moitié de ses moyens. De là vient, chez lui, cette scrupuleuse attention partagée entre les grandes idées générales et les infimes détails matériels. Le grand capitaine est celui qui veille à la chaussure de ses hommes tout autant qu’à leur arquebuse ou à leur moral. Et c’est tout cela rassemblé qui constitue son traité sur la formation de la milice florentine, ses « provisions » pour l’infanterie et la cavalerie, son « art de la guerre », enfin, pleins de ces conseils utiles, modestes si l’on veut, qu’on le voit donner, par ailleurs, sur le plan de la science diplomatique, à son ami et disciple Rafaele Girolami, nommé ambassadeur du roi d’Espagne auprès de l’Empereur. Cette lettre à Girolami constitue un petit bréviaire à l’usage des ambassadeurs, aussi bien que ses traités militaires des bréviaires à l’usage des capitaines, et le Prince le bréviaire immortel de tous les hommes d’État ; ses Discours sur Tite-Live, moins connus, moins pratiqués, étant plus riches encore d’enseignements et d’expérience.
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Cette piquante démonstration de la supériorité du « praticien » sur le « théoricien » en cette matière n’empêche pas les conclusions de Machiavel de représenter un progrès considérable sur l’esprit du temps. Celles sur la constitution de l’armée, par exemple, et les avantages qu’il y a à choisir les fantassins parmi les paysans et les cavaliers parmi les citadins, ses remarques sur l’âge des soldats, sur leurs aptitudes physiques, sur leur entraînement. Ce sont là toutes choses que les condottieri savaient d’instinct, mais Machiavel les a précisées, codifiées, afin d’instruire justement les profanes, les « civils » qui n’entendent rien aux choses militaires.