En Amérique latine, presqu’une personne sur deux vit sous le seuil de pauvreté. Au Venezuela, un homme affirme qu’on peut y mettre fin. Certains l’accusent de tous les péchés : ‘populiste’, ‘dictateur’… Michel Collon vient de publier Les 7 péchés d’Hugo Chavez et il montre pourquoi cette expérience nous concerne.
Le président vénézuélien Hugo Chavez est-il populiste ?
Michel Collon : La grande tarte à la crème ! Dès que quelqu’un dérange, les médias lui collent une étiquette. Qui a pour fonction d’empêcher les gens de réfléchir aux problèmes, aux conflits entre des intérêts qui s’affrontent. C’est quoi, un « populiste » ? Quelqu’un qui flatte le peuple, en lui faisant des promesses qu’il ne peut tenir. Selon moi, cette définition vaut pour Sarkozy et les autres dirigeants européens : ils font des promesses en sachant qu’ils ne les tiendront pas.
Et Chavez aurait tenu ses promesses ?
Lorsqu’il arrive au pouvoir en 1999, deux Vénézuéliens sur trois n’avaient jamais vu un médecin de leur vie. Depuis, « Chavez le populiste » a mis en place avec l’aide de médecins cubains des maisons médicales, non seulement dans les quartiers pauvres de Caracas, mais aussi dans les campagnes et les régions les plus reculées des Andes ou de l’Amazonie. Il a aussi alphabétisé, en moins de deux ans, un million et demi de personnes. Le budget de l’éducation est passé de 3% à 9%. On a réussi à remettre aux études des gens qui avaient dû les interrompre à cause de la pauvreté. Aucun de ses prédécesseurs n’avait fait ça. A mon avis, beaucoup de peuples dans le monde aimeraient avoir de tels dirigeants populistes. Avant, l’argent du pétrole servait à enrichir les multinationales. Aujourd’hui, il sert à éliminer la pauvreté. Pour les riches, Chavez est donc le diable, couvert de péchés. Pour les pauvres, il incarne l’espoir.
Mais certains lui reprochent d’être trop lent, trop conciliant, de ne pas s’attaquer à la propriété capitaliste...
Méfions-nous des « Y a qu’à ». Pour eux, tout est facile. Y a qu’à faire ceci, y a qu’à faire cela. Chavez n’a qu’à exproprier tous les capitalistes et créer un État ouvrier, exporter la révolution dans toute l’Amérique latine, et bla bla bla. Mais le Venezuela ne compte presque pas d’ouvriers, sur quelle base reposerait un « État ouvrier » ?
Non, le problème clé, celui qui bloque le développement de pays comme le Venezuela, c’est la dépendance envers les multinationales. Celles-ci déversent leurs produits subventionnés, contrôlent les politiciens et l’armée, pillent les matières premières et toutes les richesses, maintiennent les salaires au plancher et tout ça bloque le développement du tiers monde. Or, beaucoup de classes et couches sociales du tiers monde ont intérêt à ce que leur pays se libère de l’emprise des multinationales US ou européennes, et pas seulement, les classes travailleuses. Il y a donc intérêt à s’allier avec elles ou à les ménager.
Réussir cette première étape n’est pas évident. Contrairement à ces « révolutionnaires en chambre », Chavez a la responsabilité de remplir les assiettes des gens. Eliminer une forme d’économie - où il y a effectivement une exploitation capitaliste, c’est vrai - quand on n’a encore rien pour la remplacer, c’est laisser les gens crever de faim et évidemment se détourner de la révolution. Une révolution ne peut avancer ni trop vite, ni trop lentement. Il faut, au stade actuel, cibler les multinationales et ménager les autres. On ne fait pas une révolution en partant des souhaits des révolutionnaires mais en tenant compte de la situation objective, du rapport des forces et des possibilités des gens.
Votre livre aborde en fait tout le rapport Nord-Sud à l’échelle du continent américain. Vous parlez du Nord comme de « l’aspirateur des richesses ». Que voulez-vous dire ?
Nous, gens du Nord (Europe et Etats-Unis), devons absolument prendre conscience du mécanisme qui explique cet écart entre le Nord riche et le Sud pauvre (même si, tout le monde n’est pas riche au Nord où les écarts s’aggravent aussi). La question est : sur le dos de qui les riches du Nord ont-ils construit leurs fortunes ? Je le rappelle dans le livre, sur base de quelques études historiques : l’Europe est devenue riche en pillant l’or et l’argent de l’Amérique latine, en massacrant les Indiens et en arrachant à l’Afrique dix millions de Noirs, transformés en esclaves et en chair à profits.
Mais le colonialisme a pris fin, non ?
En réalité, non. Aujourd’hui, les mêmes mécanismes d’aspiration des richesses restent à l’œuvre, mais de manière beaucoup plus subtile et voilée, comme je l’explique dans le chapitre intitulé « les sept fléaux de l’Amérique latine ».
Premièrement, le pillage des matières premières. Pétrole et gaz bien sûr, mais aussi eau et biodiversité, enjeux stratégiques du 21ème siècle. Deuxièmement, le pillage de la main d’œuvre dans des usines de sous-traitance. Véritables bagnes où les syndicats sont interdits. Troisièmement, l’assassinat de l’agriculture. Les multinationales d’agrobusiness du Nord déversent leurs produits subventionnés en Amérique latine et en Afrique, ruinent les paysans locaux, les obligeant à quitter la terre et à s’amasser autour des villes.
Le quatrième fléau, c’est l’élite dirigeante des pays du Sud. Une bourgeoisie locale vendue aux intérêts étrangers et travaillant pour le compte des multinationales. Cinquième fléau : la dette. Les banques du Nord et la Banque Mondiale contrôlée par les pays riches maintiennent le chantage d’une dette déjà largement remboursée en fait. Sixième fléau : en vingt ans, les États-Unis et l’Europe ont obligé à privatiser un millier d’entreprises publiques en Amérique latine, transférant ainsi la richesse et le pouvoir économique vers le Nord. Septième fléau : le vol des cerveaux. Scientifiques, techniciens qualifiés et médecins. Le Sud dépense pour les former, mais le Nord les détourne. Voilà, l’ensemble de ces sept fléaux montre que le colonialisme et le pillage n’ont pas disparu.
Chavez réalise des choses impressionnantes. D’autres ne le font pas. Pourquoi ?
80 années de richesse pétrolière du Venezuela ont produit un écart énorme entre riches et pauvres. Ce que Chavez a fait, c’est changer la règle du jeu. Il a récupéré l’argent du pétrole en faisant payer – enfin - les multinationales et en reprenant le contrôle de la société publique qui gérait le pétrole. Les bénéfices sont enfin versés dans le budget de l’État, permettant de s’attaquer sérieusement au problème de la pauvreté. Quand on voit la misère qui règne en Afrique et au Moyen-Orient, à côté de fortunes colossales, on se dit qu’il faudrait y exporter Chavez. Ou plutôt s’en inspirer.
D’où la colère des États-Unis ?
Comme disait Chomsky, « peu importe où le pétrole est situé dans le monde, les États-Unis considèrent que la géographie se trompe et qu’il est situé aux États-Unis ». Chavez a refusé cette logique.
Quelles menaces font peser les Etats-Unis sur le Venezuela ?
Trois. 1. Le financement par la CIA, à coups de centaines de millions de dollars, d’une opposition putschiste, doublée de campagnes de désinformation qu’on retrouve dans nos médias. 2. La construction de sept nouvelles bases militaires US en territoire colombien. Comme par hasard, les bases US sont toujours juste à côté des ressources naturelles stratégiques, et pour encercler les pays rebelles : Venezuela, Bolivie, Équateur, voire Brésil. 3. Washington a réactivé la 4ème flotte qui « surveille » l’Amérique latine. Utilisée contre l’Allemagne en 40-45, supprimée lorsque le continent a été jugé « sous contrôle », et aujourd’hui réactivée en plaçant à sa tête un amiral qui a fait sa carrière dans les « Forces Spéciales » (spécialisées dans les débarquements et coups d’Etat).
Votre livre analyse aussi les erreurs et les faiblesses de Chavez. Quelles sont-elles ?
Le Venezuela n’est ni l’enfer décrit par nos médias, ni le paradis. Les problèmes restent énormes. Surtout la bureaucratie. Celle héritée de l’ancien régime et qui sabote à qui mieux mieux. Mais aussi les nouveaux arrivistes. Et une corruption, qui n’est évidemment pas propre au Venezuela, mais si Chavez ne parvient pas à résoudre ce problème, la révolution perdra la confiance des gens et échouera, c’est clair. Un proche de Chavez m’a confié que 60 % des réformes décidées par lui ne sont pas appliquées. Ca donne la mesure du drame de la bureaucratie et de la corruption.
Le Venezuela, c’est loin. En quoi votre livre peut-il intéresser le lecteur belge ?
En Europe, les victoires sont rares ces temps-ci. On rencontre beaucoup de pessimisme, de fatalisme. Par contre, l’Amérique latine nous apporte un message d’espoir. Chavez, Evo Morales et tous ces Latinos affrontent en fait les mêmes problèmes que nous : pauvreté, néolibéralisme, destruction des acquis sociaux et des services publics, pillage du travail et des ressources... Et ils arrivent à renverser la vapeur ! Non seulement ils résistent, mais ils obtiennent même des victoires, des avancées sociales pour la population.
Le Venezuela nous montre qu’un autre monde est possible ?
On dira évidemment que la Belgique ou la France n’ont pas de pétrole, mais l’essentiel n’est pas là. Au fond, il y a plus important que le pétrole. Le « péché » le plus important de Chavez, c’est d’avoir rendu sa place au peuple. De lui avoir donné conscience qu’il est possible de prendre son destin en main. Et ça nous concerne aussi, car nous aussi on a cet écart riches-pauvres, ce pillage des fruits du travail.
Chavez et les Vénézuéliens nous montrent que d’un côté, il y a l’argent, et de l’autre côté, il y a les gens. Le plus important, ce sont les gens : ils sont l’immense majorité, ayant au fond les mêmes intérêts. Incompatibles avec ceux des multinationales.