LES SURVIVANTS
I) Qu’est-ce qu’un gang ?
Connus en Europe surtout à travers des films et des faits divers abjects, les gangs sont une triste réalité des grandes villes américaines, mais pourquoi sont-ils si puissants et si irréductibles aux USA alors que les polices sont implacables ? Et tout d’abord, qu’est-ce qu’un gang ?
Centré sur un territoire qu’il exploite, un gang est un groupe de jeunes informels qui s’enrichit par et pour une activité criminelle à finalité hautement lucrative. Le gang associe plusieurs personnes à des degrés divers : il comprend de quelques copains à plusieurs centaines de sympathisants. Tous les membres d’un gang sont jeunes, voire très jeunes (de 10 à 30 ans environ). Ils cherchent à s’enrichir très rapidement en exploitant un « marché » que les entreprises légales ne peuvent ou ne veulent pas s’occuper.
Les gangs nord-américains ont de nombreux points communs avec les mafias étasuniennes des XIX° et XX°s, mais la structure diffère dans la mesure où la mafia est une organisation installée de longue date, à base patriarcale et surtout composée d’adultes. Souvent la mafia a des ramifications internationales que le gang n’a pas. Rien de commun entre les Yakusas et les Triades asiatiques et les gangs bruyants de L.-A(1).
Au mieux le gang est une proto mafia, un groupe qui, avec des qualités entrepreneuriales(2) peut devenir une mafia installée avec une spécialité et surtout une pérennité ce qui n’est pas toujours le cas d’un gang qui est une structure fragile en interne (luttes entre chefs) et en externe puisque l’Etat peut facilement l’infiltrer et l’éradiquer, avant généralement qu’un autre groupe criminel ne vienne le remplacer.
Aux Etats-Unis, le gang a généralement une identité ethnique, alors que les bandes françaises sont plutôt marquées par le quartier. En effet, de par les caractéristiques de la population américaine, largement communautarisée et racialisée, le gang est généralement une « bande ethnique » qui prospère dans un espace lui aussi défini par une origine commune.
Le phénomène a débuté au XIX°s dans les grandes villes de la côte est(3) quand les enfants des immigrés européens fraîchement débarqués de l’ancien monde montaient des groupes de copains pour s’entraider et aussi se défendre face aux autres bandes. Rapidement le groupe défensif et amical est devenu brutal et criminel. Et quand la forte croissance économique élève cette classe ouvrière blanche, les gangs européens disparaissent(4) au profit de gangs composés de ceux qui restent dans ces centres-villes désertés par la petite bourgeoisie, c’est à dire les Noirs et les Latinos. Los Angeles incarne cette mutation(5). Il existe donc un lien vital entre gangs et économie puisque l’immigration fournit toujours la main d’œuvre au capitalisme légal et les malfrats au capitalisme illégal.
La structure d’un gang est moitié pyramidale, moitié horizontale : pour chaque opération définie on a un fonctionnement horizontal entre membres plus ou moins égaux (par exemple guetteurs, livreurs…), mais dès que les tâches se complexifient on a une stricte hiérarchie qui remonte jusqu’à un caïd, un chef qui a gagné son autorité par des faits d’armes généralement sanglants. Car tous les membres d’un gang sont avant tout les survivants des violences qui écument en permanence la société américaine. Les gangs se distinguent ainsi des entreprises normales dans la mesure où les « licenciements » sont ici synonymes d’actions violentes : assassinats (par la police, un autre gang ou un règlement de compte interne), arrestations, condamnations ou encore blessures lourdes.
Autre originalité, pour durer et gagner un relatif soutien dans la population (nécessaire face à la police) le gang installé va avoir une vraie politique sociale. Généralement le chef de bande est avant tout généreux, voire chevaleresque puisqu’il protège même symboliquement les faibles. Le modèle féodal n’est pas très loin…
(1) L’exemple de Las Vegas est très parlant : fondée et gérée par la mafia pur jus des années 50 la capitale des jeux aux USA s’est doucement transformée en une entreprise tout ce qu’il y a de plus légale et les mafieux sales des origines sont devenus des actionnaires ordinaires. (2) Le sociologue M. Jankowski a analysé les qualités nécessaires pour faire prospérer un gang, il s’agit des mêmes qualités que celles des capitalistes audacieux (confiance en soi, goût du risque, audace, courage, etc.), pour lui les gangs suivent les règles du darwinisme social : dans la jungle économique que sont devenus les USA seules les organisations les plus dures survivent à la police et aux autres gangs… (3) En 1926 la première étude sociologique de terrain de F. Thrasher définit les gangs de jeunes. (4) Phénomène étudié par le sociologue W. Wilson dans les années 1980. (5) Les « crips » et les « bloods » apparus à L.A. dans les années 60 : la réalité est plus subtile car la ville recèle des dizaines de groupes plus ou moins affiliés aux deux camps nullement fédérés.
II) Un avatar du capitalisme nord-américain
Généralisés dans les pays en développement à Etats faibles (Amérique du sud) les USA sont le seuls pays « riche » à avoir autant de gangs alors même que les services de police sont parmi les plus développés et les plus forcenés du monde.
Dès les origines des Etats-Unis le gang est la structure de base de l’organisation sociale : le film « Gangs of New-York » (réalisation Scorsese, 2002) d’une remarquable véracité historique montre comment un Etat inexistant au niveau social laisse des organisations criminelles gérer la population misérable de la ville : des gangs s’affrontent sans merci pour le contrôle des activités criminelles, généralement l’exploitation d’une main d’œuvre complètement déracinée et inconsciente de ses droits (les Irlandais en l’occurrence).
Le développement des Etats-Unis modernes aux XIX° et XX°s repose donc en parti sur l’association de ces gangs avec les responsables politiques qui utilisent ces organisations, leurs influences et leurs liquidités pour exercer le pouvoir.
Il en résulte dans les années 20 de puissantes mafias qui ne sont que les gangs qui ont réussi dans les années précédentes : la fin d’al Capone est une exception(6) car généralement les mafieux et autres gangsters n’affrontent jamais directement l’Etat, ils collaborent avec lui et les services réciproques sont très nombreux. Le film « les chemins de la perdition » (réalisation Sam Mendes, 2002) montre comment des mafieux installés sont d’honorables bourgeois éminemment respectables vu de l’extérieur qui prospèrent sur la misère de population qui n’intéressent guère l’Etat (immigrés, prostitués, marginaux, volontaires pour les jeux d’argent, etc.). De plus pendant la seconde guerre mondiale la toute nouvelle CIA a fait sortir de prison des mafieux italiens embastillés aux USA pour qu’ils aillent préparer le débarquement us en Sicile, terre promise de l’organisation alors étranglée par Mussolini. De même dans les années 50 à Marseille la CIA s’associe à la mafia corse de Marseille pour limiter l’influence du PC et de la CGT dans le port.
Les gangs ne sont pas capables d’actions si internationales, ils se contentent de gérer un quartier plus ou moins étendu, ce qui n’empêche nullement les accords tacites avec les autorités ou la police, souvent pour « balancer » des gangs concurrents…
Une organisation criminelle durable sait où s’arrêter et surtout sait comment négocier avec les autorités. La violence s’exerce donc en priorité sur des populations rackettées, elles-mêmes peu enclines à appeler la police ainsi que contre les groupes concurrents, jamais contre Monsieur Toulemonde. Les Etats-Unis reposant sur le capitalisme le plus pur, les gangs ne pouvaient être (et ne sont) que des conséquences directes de la gestion des « marchés » plus ou moins émergents. Là où des entreprises légales ne peuvent prospérer des structures illégales agissent dans tous les domaines possibles : trafic de main d’œuvre à la fin du XIX°s, trafic d’alcool dans les années 1920-30, jeux dans les années 1950… Les gangs ne gèrent généralement que des marchés qui deviennent vite légaux grâce à leurs « amis » politiques.
(6) A Chicago où il reprend une mafia locale et instaure un système de corruption généralisée qui le met à l’abri des autorités locales, il faut la pugnacité d’agents fédéraux pour le faire tomber pour fraude fiscale vu que personne ne veut témoigner contre lui. Il meurt (de mort naturelle) précocement après une dizaine d’années de prison.
III) L’essor des années 80
Assez logiquement, par absorption par le capitalisme légal les gangs auraient du disparaître dans une Amérique toujours plus riche et développée, or, au tournant des années 70 l’explosion du trafic de drogue décuple la vitalité des gangs. Produites en Amérique du sud les drogues de cette époque (notamment la cocaïne toujours en vogue) sont acheminées, conditionnées et distribuées par des gangs qui émergent là où vivent les consommateurs et surtout là où l’Etat est absent(7). Car cette généralisation du trafic à la fin des années 70 est couplée avec les grandes « réformes » ultra-libérales de la présidence Reagan. Renonçant à réduire les inégalités sociales les libéraux de cette période plongent brutalement dans la misère la plus noire des dizaines de millions d’Américains qui se trouvent livrés à eux-mêmes : sans travail, sans allocations, sans école et sans sécurité sociale des villes entières et surtout les minorités se trouvent en marge de la société de consommation. Sans organisations à même de fédérer ces millions d’exclus la population se fragmente plus que jamais sur des bases locales, ethniques, raciales ou religieuses. La jeune génération de ces espaces abandonnés par l’Etat forme de nouveaux gangs qui ne tardent pas à remplacer les autorités dans ces immenses quartiers, tout cela en parallèle des sectes en tout genre. Le gang devient souvent la seule « entreprise » qui embauche et permet au quartier de vivre souvent chichement car tous les gangsters ne sont pas millionnaires. Pour un chef qui « flambe » combien de porte-flingues médiocres ?
L’économie ayant horreur du vide ces espaces vont devenir des territoires de consommation de drogues et les plates-formes de tous les trafics généralement liés à celui de la drogue : prostitution, fausse monnaie et recels d’objets volés complètent utilement la commercialisation des psychotropes(8).
Le film « New Jack city » (réalisation Mario Van Peebles, 1991) montre comment le quartier du Bronx à New-York a été infesté par le « crack », drogue dérivé de l’héroïne, qui a littéralement ravagé le quartier, c’est un peu le second épisode de « Scarface » (réalisation Brian de Palma, 1984) qui débute l’aventure de la drogue sud-américaine à Miami dans les années 70.
Les gangs, parfois associés, souvent rivaux, suivent donc les voies de communications et surtout suivent les circuits économiques : marché déjà largement saturé, Los Angeles a « exporté » ses gangs le long de la route 66, dans les petites villes de provinces où les drogues sont apparues au même rythme et suivant les mêmes modalités que les téléviseurs et les frigos 50 ans auparavant. Alors que le phénomène était limité aux grandes agglomérations mondialisées, le libéralisme implacable des années 1980 a diffusé les gangs comme autant de métastases d’un cancer social.
Devant cette déferlante l’Etat américain n’est pas resté passif. Dès les années 1970 tout un arsenal juridique se monte afin de frapper encore plus fort les trafiquants. La DEA, police fédérale uniquement consacrée à la lutte contre les drogues, entre en action à grands renforts d’opération spectaculaires, mais rien ne semble arrêter le trafic. Pourquoi ?
Premièrement le trafic de drogue génère de telles sommes d’argent qu’il demeure toujours très délicat de frapper le trafic là où c’est le plus efficace : au portefeuille. Passé un certain grade dans la hiérarchie du crime les fortunes sont si bien installées qu’il est impossible d’agir car l’argent transite tranquillement de paradis fiscal en banques offshore et les intérêts de ces milliardaires rejoint celui des trafiquants d’armes ou des grands patrons de Wall Street. En bref la proximité des capitalistes aux fortunes d’origines diverses limite toute action vraiment coercitive. La mondialisation débutée dans les années 90 a même rendu tout contrôle complètement impossible. Les services de police en sont donc réduits à frapper à la base où les volontaires à la reprise des activités démantelées ne manquent jamais. Autant crever les pneus d’une voiture faute de pouvoir casser le moteur. De plus, le réservoir est toujours plein puisque la demande de drogues est toujours très intense vu que les USA n’ont jamais tenté de restaurer un certain filet social qui, en France, limite pour le moment le développement des gangs.
(7) Les derniers gangs en date sont animés par des jeunes directement issus de l’immigration centre-américaine ou mexicaine, ils remplacent les noirs des années 80. (8) Etude sociologique remarquable sur la question « le crack à New-York » de Philippe Bourgeois raconte de l’intérieur les ressorts du trafic de drogue dans la New-York des années 90.
Terouga