Ingénieur agronome, spécialiste de la science des aliments et de la nutrition, Anthony Fardet, qui se dit « chercheur dans l’âme », estime que la Recherche publique doit être « au service de l’humain » : « Après tout, je suis payé par les impôts des Français, il est normal qu’ils aient un retour sur investissement », écrit-il en préambule de l’ouvrage brillant qu’il publie aux éditions Thierry Souccar. Dans Halte aux aliments ultra-transformés, il démontre que les produits industriels déversés depuis les années 1980 dans les petites et grandes surfaces sont responsables des épidémies contemporaines comme le diabète ou l’obésité. Et il explique très clairement pourquoi.
L’espérance de vie en bonne santé recule !
Depuis quelque temps, ce scientifique était gêné par l’idée qu’en dépit de 150 ans de sciences en alimentation, les Occidentaux sont de plus en plus malades et leur espérance de vie en bonne santé de plus en plus basse. On vit plus vieux, mais moins bien. Vingt-et-un ans de santé dégradée, puis ultra-dégradée : c’est le destin désormais classique du Français passé les 60 ans. Est-ce une fatalité ? Non. Alors il a écrit un livre pour le dire. Un grand livre sur la nutrition. Entretien.
BibliObs. L’apport majeur de vos recherches est de montrer l’effet dévastateur sur la santé des produits « ultra-transformés ». Qu’est-ce qu’un produit ultra-transformé ?
Anthony Fardet. Le concept scientifique de « produit ultra-transformé » est récent. Il a été défini en 2009 par Carlos Monteiro, chercheur en épidémiologie pour la nutrition et la santé à l’Université de Sao Paulo. Face à la montée croissante des « épidémies » d’obésité et de diabète de type 2, il était important de distinguer, au sein des aliments transformés, les produits ultra-transformés, lesquels marquent le passage des « vrais » aux « faux » aliments.
Tous les produits transformés ne sont pas délétères pour la santé, loin de là. Mais faire le bon diagnostic, c’est-à-dire distinguer le transformé de l’ultra-transformé, est essentiel : cela permet d’apporter le bon remède. Un produit ultra-transformé – et non un « aliment » car ce n’en est plus vraiment un – se distingue tout d’abord par une longue liste d’ingrédients et additifs utilisés essentiellement par les industriels : au-delà de quatre-cinq de ces composés la probabilité d’être en présence d’un produit ultra-transformé est très forte.
Ce produit est artificiel. La part d’aliments naturels est donc très faible ; vous ne trouverez pas dans nos champs de cultures de barres chocolatées. Il est régulièrement enrichi en gras, sucre et sel. Son emballage est souvent coloré, très attractif pour favoriser l’acte d’achat. En ce qui concerne les aliments pour enfants, le packaging est habilement pensé pour les attirer vers ces produits, avec des personnages de Walt Disney ou des super héros du moment… Vous observerez aussi que souvent, sur les emballages, on trouve des « informations nutritionnelles », enfin soi-disant, du type : « enrichi en… », « sources de… », « Bon pour… ». Cela laisse croire qu’un aliment est bon pour votre santé alors qu’on cherche juste à rétablir une valeur nutritionnelle pour un produit qui l’a perdue lors de son ultra-transformation. On peut parler sans exagération de « faux amis » qui trompent le consommateur.
Que font ces produits lorsqu’ils sont consommés avec excès, voire lorsqu’ils composent la base de notre alimentation ?
Ils créent le lit pour l’obésité et le diabète, pas moins. Ils sont, pour la plupart, hyperglycémiants, c’est-à-dire qu’ils favorisent l’élévation rapide du glucose dans le sang. Une consommation régulière de produits ultra-transformés, source de sucres « rapides » (souvent ajoutés) favorise le gain de poids et l’insulino-résistance qui est l’étape prédiabétique. Puis vient le diabète de type 2 : l’ajout de sucre, sel et gras crée une forme de dépendance à ces produits car ces trois composés donnent envie d’y revenir. Or le diabète de type 2 et l’obésité sont les portes d’entrée vers des maladies plus graves comme certains cancers (un sur trois serait lié à une mauvaise alimentation), les maladies chroniques hépatiques (stéatose, stéato-hépatites) et les maladies cardiovasculaires (coronariennes et AVC). Ces produits sont aussi pauvres en fibres et en micro- et phyto-nutriments protecteurs, c’est-à-dire en antioxydants, vitamines, minéraux, oligo-éléments, polyphénols, caroténoïdes. On parle alors de calories « vides ».
Mais pourquoi ces « produits » (on ne parle pas d’« aliments » donc) sont-ils peu rassasiants ?
Pour deux raisons principales. D’abord, ils sont riches en sucres et gras, et plus pauvres en fibres et protéines ; or les fibres et les protéines sont les deux composés les plus rassasiants. Ensuite, de par leurs textures recombinées et artificielles, souvent molles, liquides, semi-solides et facilement friables – de types sodas, desserts lactés, yaourts à boire, céréales du petit-déjeuner, snacks croustillants, etc. – ces produits nous font moins mastiquer et les textures liquides et semi-solides entrent moins longtemps en contact avec la muqueuse digestive : or ce sont là deux paramètres qui stimulent l’hormone de satiété, c’est-à-dire la leptine.
Dans votre livre, vous mettez à disposition du grand public des notions précieuses, de nature à favoriser la réflexion sur le lien entre l’alimentation et la santé. Tout d’abord, il y a celle d’approche « holistique », bien connue en médecine chinoise traditionnelle, parfois utilisée en médecine occidentale quoique cela reste marginal, et aujourd’hui par vous pour penser l’alimentation. Qu’est-ce que « l’holisme » ?
Holisme [du grec ancien hólos signifiant « entier »] se définit globalement par la pensée qui tend à expliquer un phénomène comme étant un ensemble indivisible, la simple somme de ses parties ne suffisant pas à le définir. Dans la pensée holistique, le tout est donc supérieur à la somme des parties, ou dit autrement 2 > 1+1. On retrouve ce principe dans l’adage « l’union fait la force » qui indique que la force d’un groupe en cohésion est supérieure à la somme de la force de chaque individu pris isolément. En alimentation, cela signifie donc qu’il faut percevoir l’aliment comme un tout et non comme une somme de nutriments dissociables les uns des autres. Or c’est que l’on fait depuis cent cinquante ans que la recherche en nutrition a commencé.
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La « matrice » : voici encore une notion que vous explicitez dans un chapitre passionnant et à laquelle vous consacrez d’ailleurs un article ce mois-ci dans l’excellente revue Pratiques en nutrition. Comment la définir simplement pour les néophytes que nous sommes ?
Pour faire simple la matrice de l’aliment, c’est le résultat des interactions entre les différents nutriments de l’aliment. Une matrice peut être solide (fromages), visqueuse (yaourts), liquide (laits), plus ou moins dense, poreuse, de différentes couleurs (rouge pour les tomates, orange pour les carottes, etc.). Cette matrice est essentielle car elle influe sur le sentiment de satiété via notamment le temps de mastication, la vitesse de libération des nutriments dans votre organisme (par exemple sucres « lents » versus « rapides »), la sécrétion des hormones, la vitesse de transit digestif. En résumé, l’effet « matrice » des aliments correspond à l’influence de la matrice alimentaire sur les paramètres physiologiques et métaboliques de l’homme.
Je vais le formuler autrement : deux aliments de même composition mais avec des matrices différentes n’auront pas le même effet sur la santé. Par exemple, consommer une amande entière ou en poudre n’a pas le même effet sur votre métabolisme bien que les deux produits aient exactement la même composition.
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Dans la même logique, l’hyper-transformation du blé expliquerait-t-elle aussi l’allergie au gluten ?
Je parlerais plutôt d’« hypersensibilité au gluten » dont la prévalence s’est accrue ces dernières années, et qui est différente de la maladie céliaque et de l’allergie au blé. Mais je pense que oui. Dans un article, j’ai en effet défendu l’hypothèse que cette nouvelle forme « d’intolérance » n’était pas à chercher dans les protéines du blé en elles-mêmes mais dans l’hyper-transformation du blé, et donc des protéines de gluten. Il semble exister un parallèle entre l’utilisation de plus en plus massive du gluten dans de nombreux plats préparés (le gluten est notamment utilisé comme ingrédient technologique de texture) et l’augmentation de cette hypersensibilité.
De plus, il se pourrait, même si cela reste à démontrer, que les traitements industriels drastiques appliqués aux céréales aient pu retarder ou dégrader la digestibilité de ce gluten, déplaçant sa digestion du duodénum, partie initiale de l’intestin grêle, vers l’iléon, la partie terminale (3). Associé à une alimentation pauvre en micronutriments protecteurs (antioxydants, anti-inflammatoires…), ce cocktail délétère peut sans doute contribuer à cette hypersensibilité.
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Revenons au fractionnement par l’industrie agroalimentaire des aliments naturels. Cela porte un nom, racontez-vous.
On appelle ça le « cracking ». Grâce à différents procédés chimiques ou mécaniques, le craquage casse un aliment (lait, œufs, céréales, légumineuse…) en plusieurs éléments ayant une valeur commerciale importante. La somme de ces éléments rapporte plus que l’aliment entier. Les aliments naturels « craqués » et transformés en une multitude d’ingrédients bon marché participent de cette vision occidentale réductionniste.
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Concrètement, comment reconnaître un aliment ultra-transformé en supermarché ?
Juste un conseil : lisez bien la liste d’ingrédients et d’additifs. Plus elle est longue (c’est-à-dire globalement supérieure à quatre ingrédients/additifs mais cela reste indicatif) et moins vous connaissez les noms (car leur utilisation est exclusivement industrielle), plus vous avez de chance d’être en présence d’un produit ultra-transformé.
Vous expliquez que le jus d’orange à base de concentré est un aliment ultra-transformé. En quoi ?
Un jus d’orange peut avoir subi divers niveaux de transformation. Un jus d’orange 100% fruits pressés frais est encore assez peu transformé même si l’effet « matrice » est un peu perdu. Un jus reconstitué à base de concentré avec du sucre ajouté est transformé. Un jus d’orange à base d’arômes artificielles, d’additifs et sucre ajoutés (comme dans certaines boissons sucrées ou sodas) est ultra-transformé.
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Vous proposez d’ailleurs d’appeler un chat un chat et d’adopter cette nouvelle dénomination : « Maladies chroniques d’industrialisation ».
Oui car les scientifiques utilisent plutôt le terme « maladies de civilisation », ce qui n’a pas de sens. De quelles civilisations parle-t-on ? On ne sait pas. Les maladies chroniques ne sont pas dues à la civilisation mais bien à l’hyper-industrialisation de l’alimentation. Les renommer ainsi, c’est rendre service au grand public en mettant l’accent sur les vraies causes.