La crise de l’Euro est aujourd’hui passée dans une phase qualitativement supérieure. C’est ce que l’on peut constater à la lecture du dernier numéro de la très officielle revue Europe’s World.
C’est aussi l’une des leçons de la crise chypriote. Dans ce numéro, réalisé bien avant que cette crise n’éclate, Paul de Grauwe, économiste qui dirige l’European Institute à la London School of Economics, défend la mutualisation des dettes tandis que Kurt J. Lauke, le président du conseil économique de la CDU allemande, souligne que les différentes options aujourd’hui présentes pour sauver l’Euro ont toutes un prix, qu’il soit politique ou économique. Enfin, des articles regardent les conséquences, et même la désirabilité d’un éclatement de la zone euro.
Cette conjonction d’une réflexion de plus en plus désabusée et d’une crise constitue bien un événement marquant dans le processus d’éclatement de la zone euro.
Il est aujourd’hui patent que la crise chypriote a fait sauter le tabou d’une ponction sur les comptes bancaires. L’idée que Chypre constituait un cas exceptionnel, ce qu’a répété le président français François Hollande lors de son interview jeudi 28 mars à la télévision, est morte et bien morte.
Klaas Knot, membre du Conseil de la BCE, a ainsi déclaré vendredi 29 mars son accord de principe avec la déclaration très controversée de Jeroen Dijsselbloem le président de l’Eurogroupe. Cette nouvelle doctrine découle directement des pressions allemandes.
La chancelière, Mme Angela Merkel, a saisi l’occasion de la crise chypriote pour indiquer clairement qu’il n’était pas question que le contribuable allemand continue de payer. D’où cette nouvelle doctrine qui veut que désormais, un pays en crise financière paye lui-même une large part de son plan de sauvetage. C’est une position que l’on peut parfaitement comprendre quand on connaît la situation de l’Allemagne, et en particulier la chute spectaculaire de la démographie allemande.
Mais cette décision introduit un changement capital dans la gestion de la crise de la zone Euro. Elle porte en elle en réalité la fin de la zone euro et ceci pour deux raisons.
D’une part, si l’on peut comprendre que l’on mette à contribution les actionnaires d’une banque, toucher aux déposants est largement contre-productif en raison des effets de panique (le « bank run ») que cela risque de provoquer. Cette mesure met à mal la relation de confiance entre la banque et son client, relation qui est l’essence même de l’activité bancaire. Cette rupture de la confiance fera sentir ses effets dans des pays déjà exposés à la crise, au Portugal, en Espagne et en Italie. Ceci entraînera une aggravation rapide de la crise dans les prochains mois.
D’autre part, si l’Allemagne ne veut plus payer et veut forcer les pays en crise à financer eux-mêmes les plans de sauvetage, cela va conduire à une aggravation rapide de la crise dans ces pays et, en fin de compte, ne leur laissera pas d’autre alternative qu’une sortie de l’euro.
Cette crise se révèle ainsi non pas comme un épisode mineur, liée à un nouveau problème dans un minuscule pays de la périphérie de la zone euro, mais bien comme un nouveau saut qualitatif dans cette crise. C’est d’ailleurs désormais l’opinion de Paul de Grauwe, telle qu’il l’a exprimée dans un interview à la RTBF . On le comprend. Il avait défendu, dans Europe’s World l’idée d’une rapide mutualisation des dettes, et il est confronté à la fin de non-recevoir de la part de l’Allemagne. Ce saut qualitatif, dont on aura l’occasion de voir les effets sur la Slovénie quand celle-ci demandera d’ici quelques semaines l’aide de la Troïka, a déjà des conséquences sur les deux pays les plus menacés par cette nouvelle doctrine bruxello-allemande : l’Espagne et l’Italie. Il faudra en conséquence surveiller dans les semaines à venir l’évolution du montant des dépôts dans les banques italiennes et espagnoles.
Plus généralement, la nouvelle doctrine réduit à néant les espoirs que certains pouvaient placer dans une possible évolution vers plus de fédéralisme en Europe. Or, si la zone euro devait survivre, elle impliquerait justement ce fédéralisme. Mais, les tenants de l’hypothèse fédérale n’ont jamais calculé les montants qui seraient alors nécessaires, ni qui devrait payer. Il faudrait, en réalité, transférer de 325 à 350 milliards d’euros par an, et ce sur une période d’au moins dix ans. Pour l’Allemagne, cela signifie qu’elle devrait débourser de 8 % à 10 % de son PIB chaque année dans le cas d’un réel fédéralisme budgétaire pour que la zone euro fonctionne.
L’Allemagne est donc devant le dilemme suivant. Elle tire un profit important de l’existence actuelle de la zone euro, profit que l’on peut estimer à 3 % de son PIB par an (aujourd’hui 75 milliards d’euros). Mais, elle ne veut pas contribuer à son sauvetage pour des sommes excédant ce que la zone euro lui rapporte. Or, pour que la zone euro retrouve son équilibre et pour gommer les divergences structurelles qui existent entre les pays membres, il faudrait réaliser des transferts importants vers les pays de l’Europe du Sud. Ces transferts, dans la situation actuelle, ne peuvent être payés que par l’Allemagne, et secondairement par les Pays-bas et la Finlande. En refusant de payer, en rappelant l’opposition absolue de l’Allemagne à toute « union de transferts », Mme Merkel vient de signer la condamnation à mort de la zone euro.
Mais ce n’est pas tout. Il y a une deuxième leçon à la crise chypriote qui n’est pas moins importante, même si elle est étonnamment paradoxale.
Si les mesures de contrôle des capitaux ont permis d’éviter un effondrement lors de la réouverture des banques chypriotes le 28 mars dernier, ces mesures ont abouti à créer deux euros, l’un chypriote dont la fongibilité est limitée, et l’autre pour le reste de la zone euro. Les concepteurs de ce système ne se sont pas rendus compte qu’ils administraient ainsi la démonstration que rien ne serait plus facile que de quitter la zone euro. Tous les discours sur les aspects catastrophiques d’une telle sortie s’effondrent devant les faits.
En réalité, une fois que l’on a accepté de renouer avec le principe des contrôles de capitaux une sortie apparaît techniquement aisée à réaliser. Il faut ici souligner l’impressionnante évolution des institutions internationales sur ce sujet. À l’époque de la crise financière d’août 1998 en Russie, ces contrôles étaient bannis. Les défendre était la plus sûre manière de se faire traiter d’hérétique et excommunier par les grands prêtres de la science économique. Aujourd’hui, ils sont désormais admis même par le FMI.
Désormais, ces contrôles sont en place, et ils ont été introduits avec l’assentiment, et même à la demande, de la Banque centrale européenne et de l’Eurogroupe, et ce, il faut le signaler, en totale contradiction avec le traité de Lisbonne. Cette évolution était prévisible. Mais, la crise chypriote a joué à cet égard le rôle d’un accélérateur.
Certes, une bonne partie des sorties de capitaux a déjà eu lieu avant leur introduction, du 16 mars au 25 mars. Néanmoins, ces contrôles isolent efficacement l’espace monétaire chypriote. En pratique, il devient donc possible pour le pays de revenir à son ancienne devise, la livre chypriote. Ainsi, en voulant à tout prix conserver Chypre dans la zone euro a-t-on administré la démonstration la plus éclatante qu’une telle sortie était techniquement possible sans drame ni crise apocalyptique.
À cet égard, il est très intéressant que la crise de Chypre soit survenue à un moment clef de la réflexion européenne sur la survie de la zone euro. Comme indiqué au début de cet article, la dernière livraison de la revue Europe’s World ouvre un débat sur la possibilité d’une sortie, voire d’une dissolution, de la zone euro. La contribution de Hans-Olaf Henkel, l’ancien Président de la Fédération des industries allemandes est à cet égard explicite : l’euro est devenu un obstacle en Europe. Quant à David Lascelles, ancien éditorialiste au Financial Times et aujourd’hui chercheur au Centre for the Study of Financial Innovation, il s’interroge ouvertement sur les conséquences d’un éclatement de la zone euro.