« Quel eût été le destin de l’Asie, si en abordant aux Indes et en Malaisie, les navigateurs européens y avaient trouvé établie une thalassocratie chinoise ? » se demandait le grand historien René Grousset. La question retrouve toute sa force au moment où la Chine affirme son ambition maritime.
Les ambitions maritimes de la Chine peuvent se résumer en trois objectifs géopolitiques :
1) d’abord sécuriser des routes maritimes empruntées par 90% du commerce international chinois. Les Chinois ont en effet la quatrième flotte marchande du monde et la troisième industrie navale mais ils doivent s’assurer du contrôle de routes d’exportation (en 2012 ce sont quelques 290 milliards d’euros de biens de consommation qui ont été exportés vers l’Union européenne) qui vont de la mer Jaune et de la mer de Chine orientale jusqu’au Golfe arabo-persique, en passant par la mer de Chine méridionale puis l’Océan Indien.
En particulier, au sein de ce commerce, l’approvisionnement pétrolier joue un rôle stratégique pour la Chine, devenue importateur net de pétrole en 1993. En 2030, la Chine devra importer 60% de son pétrole, et plus des deux tiers de ce pétrole viendra du Moyen-Orient.
2) exploiter les ressources pétrolières off-shore et halieutiques des "Méditerranées asiatiques" (mer Jaune, mers de Chine orientale et méridionale). Les ambitions de souveraineté maritime de la Chine s’expliquent donc aussi par la volonté de disposer des ressources des fonds marins.
3) accéder au grand large, l’océan Pacifique, pour devenir réellement une puissance de dimension mondiale, ce qui implique non seulement de contrôler le détroit de Formose et Taïwan (objectif premier de la réunification chinoise), mais aussi de franchir les chaînes d’îles qui s’étendent du Japon jusqu’aux Philippines ; ce qui commande la volonté de développer une Blue Water Navy et non plus seulement une Brown Water Navy.
Ces trois objectifs géopolitiques expliquent que la Chine ait pu déclarer officiellement, en 2010, que la mer de Chine devait désormais être considérée comme étant du même niveau d’intérêt stratégique que Taïwan, le Tibet ou le Xinjiang. Et l’ampleur de la demande en matière de souveraineté maritime est immense. Alors que la ZEE chinoise ne couvre aujourd’hui que 800 000 km2 (contre plus de 11 millions pour la France), il convient de prendre la mesure de ce que la Chine ambitionne de recouvrir : en comptant les îles disputées en mer de Chine du Sud (Spratleys et Paracels) ou avec le Japon et la Corée du Sud, ce sont plus de 3 millions de km2 de zones économiques exclusives et d’extension du plateau continental qui sont revendiqués.
Le problème est que cette ambition est en contradiction flagrante avec les intérêts géopolitiques d’au moins quatre puissances rivales : d’abord les États-Unis, qui entendent conserver la domination sur le Pacifique (domination qu’ils ont obtenu en brisant au XXe siècle l’ascension du Japon) mais aussi, ordonnés suivant une échelle décroissante de la menace, le Japon, l’Inde et le Vietnam. Nous n’oublierons pas d’évoquer un État plus faible, les Philippines, mais qui constitue aussi un obstacle à la Chine, notamment du fait de l’appui américain dont il dispose.
Le Japon est sans doute le principal problème maritime de la Chine. Outre le fait qu’il ne faut jamais oublier que Taïwan a été arraché à la Chine continentale par le Japon (traité de Shimonoseki de 1895), il convient d’avoir à l’esprit que les deux pays ont exactement le même problème : sécuriser des routes du commerce international et d’approvisionnement en matières premières qui sont les mêmes !
La stratégie maritime des Forces maritimes japonaises d’auto-défense est commandée par trois cercles concentriques ayant pour centre le Japon. Le premier anneau est la sphère d’influence immédiate du Japon, comprenant la mer de Chine orientale, la mer du Japon, certaines parties de la mer Jaune et du Pacifique Nord. La priorité japonaise est d’y protéger les îles de toute attaque pouvant venir de la Corée du Sud (îles Takeshima pour les Japonais, Dokdo pour les Sud-Coréens) comme de la Chine (îles Senkaku pour les Japonais, Diaoyu pour les Chinois). Sur le plan maritime, la Corée du Nord n’est pas considérée comme une menace aussi importante que la Corée du Sud ou la Chine, car elle ne pose pas le problème de l’accès à l’énergie et aux ressources minérales off-shore. Au-delà du problème de la souveraineté sur les îles revendiquées, de part et d’autre, la volonté chinoise de traverser la chaîne d’îles japonaises au-delà de la fosse d’Okinawa (notamment dans le passage entre les îles Okinawa et Miyako) et ce afin d’atteindre le Pacifique, constitue aussi, aux yeux du Japon, une menace stratégique directe.
Le deuxième anneau stratégique japonais est la mer de Chine méridionale. Par celle-ci passe 90% du commerce japonais et ses riverains accueillent une part importante de la base industrielle japonaise. Pour s’assurer que les Chinois n’obtiennent un monopole dans la zone et notamment sur les ressources (hydrocarbures off-shore et richesse halieutique des Paracels et des Spratleys), les Japonais renforcent leur coopération avec le Vietnam et les Philippines. Au-delà de la mer de Chine méridionale (troisième cercle), et même si le Japon participe aux opérations internationales de lutte contre la piraterie au large de la Somalie, les ambitions japonaises sont plus faibles. Tokyo n’est pas encore entré dans la logique de construire une capacité significative de projection de force lointaine.
Au-delà, c’est l’Inde qui constitue le principal obstacle aux velléités chinoises. C’est après la fin de l’ère bipolaire (1990) que l’Inde a choisi de développer son influence en Asie du Sud-est, de concert avec le Vietnam et les Philippines et dans le but de bloquer la projection chinoise vers l’océan Indien. La priorité maritime de l’Inde est en effet de conserver sa supériorité dans l’océan Indien. Or la stratégie chinoise dite du collier de perles qui vise à aménager le long des routes maritimes des facilités portuaires (Birmanie, Bangla-Desh, Sri Lanka, Maldives, Pakistan) est vue comme une menace par New-Delhi. Il convient donc d’analyser la sur-activité indienne en mer de Chine méridionale comme une réponse à la sur-activité chinoise dans l’océan Indien.
Quoique bien plus faible que l’Inde, le Vietnam constitue le troisième obstacle sérieux aux ambitions maritimes de la Chine. Il suffit de regarder la géopolitique intérieure du Vietnam, fin ruban de terre tendu entre les bassins de la Rivière Rouge et du Mékong, pour comprendre à quel point la souveraineté maritime est vitale pour les Vietnamiens. De fait, les activités maritimes représentent la moitié du PIB de ce pays. Le pétrole brut sorti de Cuu Long Bay entre en premier dans les exportations du Vietnam : une manne de 5 milliards de dollars annuels qui couvre les importations de pétrole raffiné. Mais, exploité depuis 1975, ce champ entre en phase terminale. Si le Vietnam n’exploite pas rapidement les hydrocarbures off-shore de la mer de Chine, il deviendra, d’ici trois ans, importateur net de pétrole et son modèle de croissance sera menacé. A cela s’ajoute l’activité des pêcheurs vietnamiens qui extraient, à eux seuls, la moitié de tout ce qui est pêché en mer de Chine. L’activisme naval chinois dans les Paracels et les Spratleys est donc perçu par les Vietnamiens comme une menace existentielle, ce qui explique l’absence d’hésitation du Vietnam quant à une confrontation directe avec la Chine. Les Américains ont d’ailleurs bien compris l’intensité de cette rivalité et ont exprimé leur intérêt pour un accès des navires américains à Cam Ranh Bay, un port stratégique en eaux profondes. Pour autant, le Vietnam ne laissera pas les États-Unis devenir son partenaire stratégique exclusif. Les partenariats avec la Russie et l’Inde conservent une place essentielle aux yeux d’Hanoï.
Le même phénomène d’alliance de contrepoids à la Chine se reproduit avec les Philippines. Celles-ci disputent les Spratleys à la Chine (mais aussi au Vietnam, à la Malaisie et à Brunei). On a pu voir, début septembre 2013 les Marins chinois poser des structures en dur sur l’atoll de Scarborough situé à un peu plus de 200 km des Philippines à l’intérieur de sa ZEE revendiquée et à 650 km de l’île chinoise de Hainan. Officiellement les Américains (qui affirment leur attachement à la liberté de navigation en mer de Chine du Sud) ne veulent pas prendre parti dans les conflits entre riverains. Dans les faits, ils sont du même côté que le Japon, le Vietnam et les Philippines. L’avion espion P3-Orion de l’US Navy fournit à Manille des renseignements sur l’activité militaire chinoise dans la zone. Quant aux Japonais, ils financent (par prêt) l’achat par Manille de patrouilleurs nippons. Un navire américain a également été vendu en août 2013 à la marine des Philippines dans le but d’intensifier la protection navale.
La Chine est donc bien seule dans ses ambitions maritimes au moins de la mer Jaune jusqu’à la mer de Chine méridionale (car dans l’océan Indien elle peut s’appuyer sur tous les rivaux de l’Inde). Tout au plus pourra-t-elle trouver quelques convergences avec la Russie qui entend bien maintenir, au détriment du Japon, sa souveraineté sur les Kouriles, condition de sa projection vers le Pacifique depuis la mer d’Okhotsk. La Russie et la Chine pourraient ainsi étendre leur alliance du Groupe de Shanghai à la dimension maritime. Mais, sur le long-terme, Moscou craint aussi la toute-puissance de la Chine et sa coopération militaire avec Hanoï et New-Delhi entre en contradiction avec l’idée d’un rapprochement trop étroit avec Pékin.
Pour assurer sa sécurité et sa croissance, la Chine entend bien se frayer un chemin libre vers les océans Pacifique et Indien. Seulement voilà, ses voisins constituent son principal obstacle et nul doute que les Américains sauront en jouer. La montée en puissance des programmes d’armement naval en Chine, en Inde, au Japon n’a d’autre explication que la montée de ces rivalités géopolitiques pour le contrôle des routes, la souveraineté sur les îles et les ressources des fonds marins.
Chronologie indicative récente :
Octobre 2011 : L’Inde et le Vietnam signent un accord relatif à l’exploration conjointe de blocs pétrole et gaz, en mer de Chine méridionale, provoquant la colère de Pékin.
Novembre 2011 : Obama décide de redéployer l’US Navy du Moyen-Orient au Pacifique. En 2012, la base australienne de Darwin, en sommeil depuis 1945, est réactivée face à la mer du Corail.
Mars 2012 : Au large de Taiping (plus grande île de l’archipel) les garde-côtes taïwanais échangent des tirs avec les Vietnamiens.
Avril 2012 : Des manœuvres navales conjointes qui engagent 6000 hommes des marines états-uniennes et philippines à l’ouest de l’île de Palawan (proche des Spratleys) provoquent des tensions avec Pékin qui refuse de voir la VIIe flotte américaine dans ces parages.
Été 2012 : Nouvelle tension entre la Chine d’une part, le Vietnam et les Philippines d’autre part, à propos des Paracels. Pékin a décidé d’installer une garnison permanente sur l’île de Sansha ; en représailles, les Vietnamiens invitent les Américains à disposer du port de Da-Nang.
10 septembre 2012 : le Japon annonce qu’il va nationaliser les îles Senkaku (Diaoyu en chinois), déclenchant une crise sérieuse avec la Chine.
18 février 2013 : La Chine contrôle officiellement le port stratégique pakistanais de Gwadar (Baloutchistan) proche du détroit d’Ormuz et qui lui permettra de s’approvisionner en pétrole moyen-oriental via le corridor terrestre pakistanais.
7 mai 2013 : La Chine envoie une importante flottille de pêche dans les eaux disputées de l’archipel des Spratleys (une centaine de petites îles), également revendiqué par le Vietnam, les Philippines, Taïwan, la Malaisie et Brunei, en mer de Chine du Sud.
Mai 2013 : Nouvelle tension Chine Japon autour des îles Senkaku (nom japonais) Diaoyu (nom chinois) situées à 200 km au nord-est des côtes de Taïwan et 400 km à l’ouest d’Okinawa. Tokyo annonce la constitution d’une force spéciale de 600 hommes et 12 navires pour protéger les îles.
Août 213 : La Chine annonce que cinq de ses bateaux de guerre ont accompli un tour complet du Japon en empruntant les détroits de la Pérouse et de Miyako, au nord et au sud de l’archipel.
16 août 2013 : La première traversée de l’Arctique par un navire de fret parti de Chine illustre les ambitions polaires de Pékin et ouvre au premier exportateur mondial la possibilité de livrer plus vite ses marchandises.
3 septembre 2013 : Les Philippines accusent la Chine de construire une structure en béton sur sur l’atoll de Scarborough en mer de Chine méridionale.
24 octobre 2013 : le gouvernement japonais annonce un exercice majeur (35 000 hommes) en novembre 2013 visant à mieux protéger des îles du Sud Ouest. Déploiement pour la première fois de missiles anti-navires sur Miyako-Jima. Cela signifie que le passage, par des navires chinois, entre les îles de la première chaîne vers le Pacifique s’expose désormais à des frappes japonaises.
Octobre 2013 : La Chine qui, depuis dix ans, refusait l’idée de l’ASEAN consistant à signer un code de bonne conduite pour la mer de Chine méridionale, se dit ouverte sur la question.