Marjorie Cohn, professeur de droit et ancienne présidente de la Guilde Nationale des Avocats aux Etats-Unis, a produit une saisissante anthologie au sujet de la normalisation de la torture en tant que continuité de la politique extérieure américaine : The United States and Torture : Interrogation, Incarceration, and Abuse. Cohn explique que cette normalisation de la torture n’est pas une nouvelle stratégie mis en place dans le cadre d’une soit disant guerre contre le terrorisme, mais bien la poursuite de pratiques vieilles de plusieurs décennies.
La tristement célèbre Ecole des Amériques (SOA) renommée récemment Western Hemisphere Institute for Security Cooperation (WHINSEC) est soupçonnée depuis longtemps d’enseigner des techniques contrevenant aux droits de l’homme, comme la torture.Le département de la défense US dénonce vigoureusement ces accusations. Dans le chapitre 2, Bill Quigley – qui milite comme vous pour que la vérité éclate - évoque cela. Cette "Ecole" et ses prédécesseurs, située à proximité du canal de Panama, n’a t-elle pas dispensé ce genre d’enseignement pendant des décennies ?
Entre 1970 et 1980, dictateurs et chefs militaires au Chili, en Bolivie, en Colombie, au Guatemala, au Salvador, au Honduras et au Paraguay, usèrent de méthodes acquises à l’"US Army’s School of the Americas" pour torturer et assassiner les dissidents.
Les diplômés de cette école assassinèrent pasteurs, prêtres, syndicalistes, femmes, enfants, travailleurs sociaux, et massacrèrent des communautés entières. Pour tenter de lui refaire une virginité cette école fut d’ailleurs renommée la "Western Hemisphere Institute for Security Cooperation" à Fort Benning en Géorgie, Washington continuant de nier toute complicité dans ces actes de violation des droits de l’Homme perpétrés par les étudiants de cette école. Il existe un mouvement de protestation contre la SOA/WHINSEC, en pleine expansion.
Depuis l’assassinat de l’archevêque Oscar Romero au Salvador en 80, les opposants se sont engagés de façon croissante dans des actions de lobbying, de désobéissance civile, comme des lectures publiques, des manifestations nocturnes ou des veillées.
Chaque année ce ne sont pas moins de 20 000 manifestants qui viennent à Ft. Benning, avec pour volonté que le gouvernement US admette ce qui a été conduit dans cette école, prenne ses responsabilités et permette l’ouverture d’ une enquête indépendante. Ils demandent que cette école de la torture soit fermée.
La torture et les meurtres qui sont produits durant cette "sale guerre"en Amérique Latine ainsi que la suppression de toute opposition par les juntes militaires, furent digne de l’inquisition espagnole.Les USA soutenaient les juntes, ce qui n’empêchaient pas ces dernières d’aller jusqu’à torturer et massacrer des citoyens US, comme par exemple des nones. Terry Lynn Karl décrit cela au cours du chapitre 2, dans l’étude de cas du Salavador. Comment est-il possible qu’on en arrive à des extrêmités pareilles pour que se déclenche un débat national sur la torture et la politique extérieure US ?
Pendant cette période de "guerres sales" en Amérique latine, la plupart des tortures furent perpétrées par des gouvernements étrangers, soutenus en sous mains par les USA. Mais quand les effroyables photographies de torture et d’abus à Abu Ghraib ont été publiées, les Américains durent faire face à une torture issue directement de leur gouvernement. A mesure que plus de photos et de rapports sur ces tortures émergeaient, et que le memorandum de G W Bush sur le mercenariat légal était rendu public, il devenait impossible d’ignorer le niveau de cruauté généré par le gouvernement US.
On a tendance à penser la torture en tant que traitement physique, mais vous avez rédigé un chapitre sur le torture psychologique. Quels sont les aspects recouverts par cette dernière, aux USA et ailleurs ?
Comme l’explique l’historien Alfred McCoy, la CIA a atteint un degré de raffinement dans l’"art" de la torture en développant des techniques de manipulation de la conscience. Quand la recherche sur les drogues s’est révélée être une impasse, la CIA s’est mis a explorée la privation sensorielle et les positions de stress, de façon agressive lors d’interrogatoires, et de façon prophylactique afin d’entrainer les troupes US à mieux résister face à de telles techniques.
En 1963 la CIA élabora des méthodes d’interrogatoire compilées dans le manuel KUBARK, où sont codifiées certaines recherches sur le contrôle de l’esprit. McCoy commente comment ils firent usage du chaud et du froid, de la lumière et de l’obscurité, du bruit puis du silence, de la profusion alimentaire puis de la famine, c’est à dire de la surcharge sensorielle suivie de la privation sensorielle, afin d’atteindre leurs sordides objectifs.
Quel est le rôle des professionnels – docteurs, psychologues, juristes etc – dans la normalisation de la torture en tant que moyen à disposition de l’état.
Les psychologues étaient essentiels à la pratique de la torture sous le régime de Bush. Ils aidèrent à développer, superviser, implémenter et diffuser ces techniques d’interrogatoires abusives, selon le modèle des programmes de survie de l’armée US, comme le programme SERE (programme de résistance et d’ évasion). Ces officiels de l’administration Bush élaborèrent les techniques de ce programme dans le but de réfléchir aux méthodes les plus efficaces pour briser les détenus.
L’Association Américaine de Psychologie (APA), regroupant le plus grand nombre de professionnels de la santé mentale du pays, était la couverture essentielle derrière laquelle s’abritait cet assistanat au régime de la torture. Notons qu’un groupe de psychologues dissidents dénonca la complicité de l’APA. Ce mouvement connu plusieurs succès majeurs, qui provoquèrent une changement des pratiques de l’APA. Le Psychologue Stephen Soldz en parle de façon documentée dans ses écrits.
Le département de la Justice sous la présidence Bush légiféra afin que la torture et les abus soient permis. Dans un mémo signé jay Bybee, John Yoo esquissa une définition de la torture comme étant l’éxpérimentation par la victime d’une douleur ou souffrance équivalente associée à des blessures physiques si graves que la mort, la défaillance où des séquelles permanentes pourraient s’en suivre.
Cette définition contrevient à la définition de la convention contre la torture onusienne (CAT), traité ratifié par les USA et inscrite au plus haut niveau du droit US. Yoo expliqua que la légitime défense ou l’impérieuse nécessité pourrait être employée par la défense en cas de procédure pour crime de torture, sans que cela ne déroge en rien aux accords du CAT prohibant la torture en toute circonstance, y compris en temps de guerre. Ce mémo ainsi qu’un autre écrit avec Jay Bybee en août 2002 fournira la base sur laquelle s’appuira l’administration de torture sur des prisonniers.
A l’évidence, l’après 11 septembre fût une période de montée en puissance de la torture US. Beaucoup ont oublié les photos d’Abu Ghraib montrant des prisonniers torturés à mort, ou en train de l’être. La technique de la noyade attira toute l’attention des médias laissant un peu de côté la problématique de la torture en général. Pourquoi croyez vous qu’il ne reste des cas de torture US en Iraq (mortelle dans certains cas), qu’un vague souvenir ?
Les grands médias ont une mémoire exclusivement à court terme. A moins d’un nouveau rebondissement dans ces affaires, cette saga de la torture n’est plus l’objet d’un débat national. Pourtant, tout ceci devrait être un souci permanent, et l’administration Bush, architecte de ces programmes de torture, devrait répondre de ces actes devant la cour.
Mais Obama continue à couvrir ses prédécesseurs. Le Procureur Général, Eric Holder, annonça le 30 juin que son bureau n’enquêterait que sur deux affaires de mauvais traitements sur des détenus. Il déclara que le département "a conclu qu’une enquête étendue aux autres affaires de ce type n’était pas justifiée". Holder offra ainsi l’impunité à ceux qui allaient étouffer les "autres affaires".
Les deux dossiers qu’Holder décida d’instruire concernaient des traitements terribles ayant entraîné la mort. Ces deux homicides méritent d’être investigués et les coupables sanctionnés pénalement. Mais l’enquête aurait dû recouvrir un nombre d’affaires bien plus grand. Plus d’une centaine de détenus sont morts en détention, beaucoup des suites de tortures. On ne connait pas le nombre de ceux ayant survécu à ces traitements contraires au droit International.
Le chapitre 13 se concentre sur l’aspect criminel de la torture infligée par l’administration Bush, sans qu’il soit possible de recenser une seule condamnation significative, en dehors de celles infligées aux simples soldats. Les hauts-gradés US sont ils au dessus des lois lorsqu’il s’agit de torture ?
Non. Selon la doctrine bien établie du respect de la chaîne de commandement, les officiers supérieurs peuvent donc être tenus pour responsable en cas d’exercice de la torture (classée crime de guerre par le convention de Genève et le droit US) par leurs subordonnés, considérant qu’ils devaient ou auraient dû être au courant, et sans que rien n’ait été fait pour l’arrêter ou s’en prémunir.
Dick cheney, Condolezza Rice, George Tenet, John Ashcroft, Alberto Gonzales, Colin Powell et Bush lui-même, leurs juristes dont Yoo et Bybee, unirent leur force afin de rendre applicable la torture en dépit du CAT et de la convention de Genève. Ils savaient pertinemment que les interrogateurs se serviraient de cette autorisation pour agir.
Ces officiels, ces juristes devraient être mis en examen et condamnés pour crime de guerre selon la loi US. Il y a des précédents concernant la mise en détention de juristes qui avaient fourni des conseils erronés en matière de droit ayant entraîné de grands dommages corporels, ou la mort. Dans l’affaire US contre Altstoetter, des juristes nazis furent déclarés coupables de crimes de guerre et crimes contre l’humanité pour avoir conseiller Hitler sur les moyens légaux de faire disparaître des ennemis politiques dans des camps de détention.
Au delà de Guantanamo, le système carcéral tout entier n’est il pas une entreprise de torture ?
Guantanamo est devenu un symbole de violation des droits de l’homme, au point que Amnesty International le dépeint comme "le goulag moderne". Les prisonniers revenus de Guantanamo ont témoignés en détails des attaques, des positions de stress prolongées, d’abus sexuel, de menaces par des chiens.
Mustafa Ait Idr, un citoyen Algérien, vivant en Bosnie lorsqu’il a été pris et emmené à Guantanamo, témoigna que des gardes militaires étasuniens lui sautèrent sur le visage, provoquant une attaque cérébrale et entraînant une paralysie faciale. Ils brisèrent également plusieurs de ses doigts et manquèrent de le noyer dans une toilette. Mohammed Sagheer, un religieux pakistanais, déclare que les geôliers de Guantanamo usèrent de drogues faisant perdre toute sensation. Le Français Mourad Benchellali, relâché de Guantanamo en juillet 2004, raconte :"Il m’est impossible de décrire en quelques lignes les souffrances et les tortures ; mais le pire de tout était le désespoir, le sentiment que quoique je dise, ça ne changerait strictement rien."
Benchellali ajoute : " Il y a une cruauté sans fin dans un système qui semble incapable de libérer les innocents et incapable de punir les coupables." De nombreux prisonniers refusèrent de s’alimenter, protestant contre leur interdiction de communiquer pendant des années, sans espoir d’être relâchés. La mort leur paraissait moins pire que l’enfer qu’ils subissaient. L’avocate Julia Tarver rapporta sous serment à la cour fédérale que son client Abdul Rahman " était déterminé à en finir et qu’après 4 ans de captivité, la vie ou la mort lui étaient égales."
N’est-ce pas étonnant qu’un grand nombre de ceux qui promeuvent l’idée de la grandeur des Etats-Unis d’Amérique, en tant que nation aux valeurs morales supérieures aux autres, tolèrent en même temps l’usage de la torture ?
Il n’est pas surprenant de constater que ceux qui placent la vie des Américains au-dessus de celles des autres soient amenés à dénigrer certains groupes - Arabes, musulmans – afin de rationnaliser leur cruauté. Ce n’est pas un phénomène nouveau. Il est d’ailleurs remarquable de constater que la plupart des gens vivant dans les pays attaqués par les USA ou victimes de répression impulsée par des gouvernements sous contrôle Etats Uniens, ne sont pas blancs.
Sous l’administration Obama, il est devenu habituel pour la Maison Blanche de considérer l’assassinat de citoyens US dont on ne fait que soupçonner la complicité avec des réseaux terroristes. Ceci s’est vérifié – quoique nous n’ayons pas connaissance d’autres incidents – lors de l’assassinat du citoyen US Anwar al-Awlaki lors d’une attaque au drone lance-missile au Yémen, commanditée par l’armée US. Si le gouvernementt US peut maintenant tuer ses citoyens sans même un procès, qu’est ce qui peut empêcher qu’un jour nous aussi, soyons torturés ?
Holder est en train d’essayer de justifier ces actes sous le prétexte que le Congrès avait autorisé l’usage de la force armée suite aux attentats du 11 septembre. Mais la convention de Genève et le pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifiés tous les deux par les USA, interdisent les éxécutions hors procédure légale. Ils interdisent également la torture et les mauvais traitements. Mais ça n’a pas empêché l’administration Bush de torturer et d’abuser des détenus.
Le premier indice attestant que l’équipe Bush aurait employé la torture dans sa guerre contre le terrorisme, apparut en décembre 2001, après que John Walker Lindh, citoyen US, fût capturé en Afghanistan. Ses interrogateurs le déshabillèrent, le baillonèrent, l’attachèrent à une planche, et l’exposèrent à la presse. Il se tordait de douleur à cause d’une balle que les officiels US refusaient d’extraire au motif de la préservation des faits consignés dans le procès verbal l’incriminant.
Un Amiral de la Navy raconta à l’officier du renseignement chargé d’interroger Lindh que le conseil du secrétariat à la Défense l’autorisait à "retirer les gants" et lui donnait carte blanche. Pourtant Lindh qui encourait initialement trois fois la perpétuité, plus 90 ans pour actes terroristes, fût autorisé par le procureur Général John Ashcroft a plaidé coupable en échange d’une peine de 20 ans. La condition était la suivante, Lindh devait déclarer qu’il n’avait souffert d’aucun "mauvais traitement délibéré" pendant son incarcération.
Bien sûr, aucun débat au sujet de la torture ne peut être clos sans parler de la CIA. Franchement, je n’ai aucun doute sur le fait que la CIA fasse usage de la torture dans le monde entier. Mais comment pourrions nous en être sûrs ?
Depuis le 11 septembre, l’implication de la CIA dans les "transferts spéciaux", parfois appelés torture délocalisée, a augmenté de façon dramatique. Les terroristes présumés d’ Europe, d’ Asie, d’ Afrique et du Moyen Orient ont été confiés à des pays étrangers comme l’Egypte, la Syrie, le Maroc ou la Jordanie, tous connus pour pratiquer la torture.
Le conseil de l’Europe a identifié 14 Etats européens ayant apparemment coopérer avec les USA dans le cadre des transferts spéciaux. Il y a des prisons secrètes de la CIA nommées Sites Noirs, dans plusieurs pays, incluant la Roumanie, la Pologne, et dans lesquelles des prisonniers ont été torturés aprés y avoir été transférés. Dans ses écrits, la Journaliste Jane Mayer discute avec Ibn Sheikh al Libi, détenu et torturé par la CIA.
Libi avait fourni des informations établissant un lien entre Saddam Hussein et Al-Qaïda.Colin Powell s’est servi de ces informations dans son discours face au conseil de sécurité des Nations Unies lorsqu’il plaidait pour une invasion de l’Iraq. La CIA savait que les infos de Libi étaient fausses. D’ailleurs ce dernier finit par se rétracter, il mourut dans de mystérieuses circonstances.