La Chine est à l’origine du covid. Elle détruit l’environnement et consomme toutes les ressources de la planète pour son propre développement. Elle nous espionne et nous vole nos brevets. Elle cherche à changer le système mondial à son avantage, et nous imposer son crédit social.
Le synopsis du dernier album de Blake & Mortimer ? Non, les manchettes des journaux et articles de recherche occidentaux, sans discontinuer depuis 1989, date de l’échec de la tentative de révolution colorée de Tian’anmen.
Par la répétition ad nauseam de ces accusations fantasques, l’oligarchie politico-médiatique occidentale tente d’ériger un mur de Berlin mental entre sa population, surnommée le « milliard doré » (un huitième de la population mondiale), et celle du reste du monde dont certains acteurs, comme la Chine et la Russie sont en train de dépasser les États occidentaux aussi bien dans la sphère économique que diplomatique.
L’Occident, ou pour être plus précis, les diverses sphères de pouvoir qui en ont pris le contrôle, embusquées derrière la démocratie libérale (en réalité un régime plébiscitaire), impose au reste du monde sa grille de lecture géopolitique méta-paranoïaque. En substance, l’Occident s’octroie le droit d’intervenir militairement, de façon préventive, n’importe où dans le monde, car il se défendrait contre un processus imaginaire et perpétuel de « prédation » d’une force étrangère. Ce péril, qui lorsqu’il est « jaune » est tantôt chinois (1902) tantôt japonais (années 1970) puis de nouveau chinois (depuis 2008). Un péril russe tantôt jaune parce qu’asiatique (le « barbarisme asiatique » des « hordes mongoles » de la propagande nazie anti-russe), tantôt « rouge » parce que communiste. Un péril musulman tantôt sunnite (Arabie saoudite, 11 Septembre), tantôt chiite (Iran, depuis la chute du Shah), etc.
Depuis 2008, date à laquelle la Chine est sortie triomphante de ses Jeux olympiques et indemne de la crise financière de la même année, l’hégémon anglo-américain et ses laquais européens qualifient chacune des avancées chinoises comme autant de menaces à l’ordre établi et – pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? – à la paix dans le monde.
Certes, la Chine ne cache pas ses ambitions de peser de toute son influence sur les institutions internationales pour qu’elles fassent plus de place aux États du Sud global, qu’on appelait encore récemment dans les capitales occidentales, de façon condescendante, « le tiers-monde ».
Mais est-il condamnable de vouloir réformer un ordre mondial établi sur les inégalités, le quasi-pillage des ressources, et les rentes de toutes sortes ? Est-il condamnable de vouloir réformer des institutions internationales jadis bâties sur le droit international, qui furent détournées de leur nature multilatérale par une poignée d’États (le G7) qui décrétèrent que l’ordre mondial était désormais figé sur le statu quo de 1990 (chute du mur de Berlin et victoire de l’Occident), et qu’il serait désormais « basé sur des règles universelles » érigées par ces États occidentaux ?
On constate donc que derrière le péril jaune, ou tout autre péril du moment, se cache une phobie de la remise en cause de l’hégémonie anglo-américaine.
La mère de toute les inversions accusatoires
Il est paradoxal que ce « péril jaune » fut agité depuis 150 ans par la caste politico-médiatique des puissances coloniales européennes et américaine, alors que les États asiatiques qui eurent à souffrir de l’agression coloniale occidentale n’ont jamais jugé nécessaire de « racialiser » la question en inventant le concept équivalent de « péril blanc », qui eut été d’autant plus légitime d’inculquer à leurs populations que cette menace des puissances occidentales ne fait que s’amplifier à nouveau depuis quelques années, avec la création d’un commandement militaire américain pour la zone indopacifique, de l’AUKUS, du QUAD, et de la multiplication des bases militaires américaines autour de la Chine.
Cette idée fallacieuse de péril jaune est entretenue en Occident dans les médias de masse, mais également et d’abord dans la culture populaire :
• Fu Manchu, personnage cruel inventé par le cabaliste irlandais Sax Rohmer dès les années 1910-1950, célèbre pour sa remarque « Je crois sincèrement qu’aucun homme blanc ne conçoit la cruauté impassible dont sont capables les Chinois ».
• Blake et Mortimer, du Belge Edgar P. Jacobs dans les années 40, 50 et 60, auteur dont la phobie du déclin de l’Occident, qu’il entrevoyait, lui valut d’être censuré en France (déjà), par peur que sa phobie ne soit contagieuse et sape le moral de la jeunesse...
• Le burlesque Les Chinois à Paris (du Français Jean Yanne, 1974), puis toute la production hollywoodienne japonophobe des années 1980, et sinophobe depuis.
Dans son fameux essai Péril jaune, peur blanche de 1971, Jacques Decornoy expose les origines et le développement de la thèse du péril jaune. L’auteur montre « comment elle a été manipulée pour rester en harmonie avec les intérêts établis, ceux avant tout des puissances coloniales, et avec les exigences politiques du moment [...] Nos sociétés blanches portent le péril jaune au cœur d’elles-mêmes : le ver est dans le fruit » [1].
Très clairvoyant à la manière d’un Jean Raspail, et donc sévère avec son époque, Decornoy conclut sur la question que « le péril jaune n’en est peut-être qu’à ses débuts parce que la lutte contre les colonialismes de l’intérieur ne fait que commencer ». Colonialismes de l’intérieur ? Voilà qui laisse à méditer et qui renvoie au concept de xénocratie, un mal bien connu de nos démocraties libérales.
Nouvelle itération du péril jaune
L’initiative géo-économique chinoise des « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative) est présentée dans les médias occidentaux comme l’expression d’un nouvel hégémonisme chinois qui s’exprimerait à travers un « piège de la dette » pour les nations qui s’y associent.
L’habituel deux poids, deux mesures des médias occidentaux s’applique également à cette question. En effet, le processus de libéralisation des échanges et de financiarisation de l’économie, imposé par l’hégémon anglo-américain au monde entier depuis les années 1980, est qualifié dans les médias de « mondialisation heureuse », mais lorsqu’il s’agit d’une initiative chinoise similaire, il relève alors de la « prédation économique ». Ce procès d’intention n’est qu’une version actualisée des épouvantails que furent historiquement le péril jaune raciste et la menace rouge idéologique, agités à maintes reprises aux XIXe et XXe siècles pour confiner la Russie, contenir le Japon, et aujourd’hui corseter la Chine.
Pour contrer cette initiative géo-économique chinoise qui séduit le monde entier hors-Occident, et pour donner à sa critique un vernis de respectabilité, le concept du péril jaune est aujourd’hui, tel un concept marketing, décliné par l’oligarchie occidentale en différentes versions, dans un sabir impérial économique : chez les Anglo-saxons on parle de « découplage » radical avec l’économie chinoise, tandis que l’UE, qui se targue, dans le discours du moins, d’acquérir son autonomie stratégique vis-à-vis des États-Unis, préconise plutôt un « dérisquage » de l’économie européenne vis-a-vis de son premier partenaire commercial, la Chine.
Une telle décision, éminemment stratégique, de se couper progressivement de son premier partenaire commercial, juste après y avoir délocalisé la plus grande partie de son industrie, ne peut sortir que des cerveaux formatés de notre manufacture nationale à génies, l’ENA. Comme celle de décider de vendre le stock stratégique de masques chirurgicaux à ce même premier partenaire commercial juste avant l’arrivée d’une certaine épidémie en France.
Le jardin et la jungle, la nouvelle « maison sur la colline »
Ces maintes références, aujourd’hui omniprésentes dans nos médias, au « découplage » et « dérisquage », ne sont ni plus ni moins que du langage codé pour ne pas dire clairement « dé-siniser » les chaînes de production et d’approvisionnement occidentales, ce qui comporte inévitablement une dimension raciste.
Cette dimension raciste, présente au plus haut niveau des instances gouvernementales européennes (on se rappelle de Josep Borrell éructant sans filtre « l’UE est un jardin, le reste du monde une jungle »), a pu être observée récemment lors de la discrimination dont ont été victimes les journalistes russes, interdits de conférence de presse du président Macron au sommet du G20 en Inde, uniquement parce qu’ils étaient russes.
L’Occident, englué dans son illusion d’être cette « maison sur la colline », cette nation au destin manifeste, et alors qu’il réalise qu’il est à court de munitions idéologiques pour séduire ou convertir de force ces États-civilisations que sont la Russie et la Chine, est en train d’essayer de se bricoler à la dernière minute une homogénéité identitaire en se fermant au reste du monde, allant jusqu’à lui faire la guerre, sans oser la lui déclarer (Ukraine, Niger, crise en gestation sur la question de Taïwan, etc.).
Faire de la Russie blanche, mais surtout de la Chine jaune un ennemi commun est une stratégie désespérée, quoique momentanément réussie, de coaliser l’échiquier politique des pays occidentaux, autrement incapables de collaborer sur n’importe quelle autre question relative à l’intérêt national.
La presse et la recherche française, toutes perfusées aux financements publics et donc obligatoirement d’inclinaison atlantiste, qui s’adonnent à toutes les manipulations pour faire de la Chine un ennemi, et hypnotiser leur lectorat sur un hypothétique péril jaune, seront les seules responsables de la détérioration à venir de la relation avec la Chine. Car à l’instar de la Russie qui souhaitait rejoindre l’OTAN en 2000, et qui fut humiliée par le refus de l’Occident, la Chine, à force d’être vilipendée et présentée comme notre ennemi systémique, pourrait finir par accepter de le devenir, contre son propre gré.
Laurent Michelon est un entrepreneur en Chine. Diplômé de l’IEP de Paris et de l’Inalco, il est établi en Chine depuis bientôt 25 ans, où il a travaillé dans la diplomatie culturelle française et pour différents groupes de communication internationaux, avant de développer ses activités de conseil pour sociétés européennes en Chine et pour multinationales chinoises en Europe. Il a publié en 2022 Comprendre la relation Chine-Occident.