Autrefois le jazz était la musique de la révolution, c’est maintenant le son fade des grandes compagnies. Mais le jazz peut encore être sauvé, dit le saxophoniste Gilad Atzmon.
Lundi 15 novembre 2004, The Guardian :
Quand le be-bop est né, il était la voix de l’Amérique noire. Les Noirs américains réclamaient leur liberté, et le jazz exprimait cette demande mieux que de simples mots.
- Charlie « Bird » Parker jouait « Now’s the Time », insistant sur le fait que le moment était venu pour le changement social.
- Charles Mingus composa « Fable of Faubus » (1959) en réponse au racisme du gouverneur de l’Arkansas Orwal Faubus.
- John Coltrane enregistra « Alabama » après que quatre jeunes filles noires décédèrent dans l’attentat à la bombe dans l’église de Birmingham.
Quand Martin Luther King commença sa campagne pour les droits civiques, la communauté jazz américaine, blanche et noire, se tint juste derrière lui. Non seulement le jazz avait pour but la liberté, mais la musique elle-même était un exercice en temps réel dans la libération humaine puisque les artistes se réinventaient eux-mêmes nuit après nuit. C’est donc à peine surprenant qu’ils devinrent les symboles de la campagne pour les droits civiques des noirs. Coltrane, dont la musique était profondément ancrée dans la culture africaine, devint le héros du mouvement des droits civiques aux États-Unis et autour du monde.
L’élite blanche américaine ne mit pas longtemps à réaliser que le jazz mettait en danger son hégémonie, et que le jazz et l’Amérique représentaient des idéologies opposées. Alors que la philosophie américaine est traditionnellement présentée comme une célébration des libertés civiles, le jazz, tel qu’il apparut à la fin des années 50, mettait à nue les failles cruciales du rêve américain. Non seulement il exposait l’injustice fondamentale au sein du système capitaliste, mais il valorisait aussi la beauté bien plus que l’argent. Ceci était inconnu de la façon de penser américaine.
Après la deuxième guerre mondiale, le jazz devenait extrêmement populaire en Europe occidentale, et les géants du jazz comme Bird, Dizzy Gillepsie, Miles Davis et Dexter Gordon étaient traités comme des figures culturelles majeures. A la maison, ces mêmes légendes devaient entrer dans les clubs de jazz par les portes de derrière car celles de devant étaient réservées aux clients blancs. Le jazz devenait donc l’ambassadeur culturel du mouvement des droits civiques américain. Un fait très embarrassant pour la classe dominante qui se présentait déjà comme le leader du monde libre et démocratique. Comme la motivation principale de l’Amérique à cette époque était de convaincre le monde entier que Coca Cola était le seul moyen d’avancer, le jazz était vraiment gênant. Il était anti-américain. Le jazz révélait le visage implacable et abusif du capitalisme pur et dur.
Pour la bourgeoisie blanche, le jazz devenait un problème qui se devait d’être abordé. Son message politique et philosophique était sur le point de s’écraser. Le meilleur moyen de battre un rival plein de ressentiment, c’est de l’intégrer dans votre système. Le jazz devint la voix de l’Amérique. Les Noirs américains devinrent simplement des Américains et le jazz cessa d’être subversif. Il ne fallut pas longtemps avant que les Noirs américains soient considérés assez qualifiés pour mourir en masse au Vietnam.
Peu de temps après leur prétendue libération, les Noirs américains perdirent tout intérêt pour leur propre musique révolutionnaire. Le jazz ne fut plus l’appel noir américain pour la liberté, mais une aventure pour la classe moyenne blanche. Le jazz passa d’une vive forme d’art authentique et socialement motivée à un exercice académique. Dans les années 70, de plus en plus d’universités lancèrent des cours de jazz, comme si le jazz était une forme de connaissance plutôt qu’un état d’esprit.
Le nouveau défi dans le jazz était de jouer aussi vite que possible. Arrivé à la fin des années 70, ce défi était atteint : le jazz devenait une forme de bruit dépourvu de sens pour blancs. La sensation mélodique disparut. Le swing se transforma en interminables exercices polyrythmiques. Le jazz américain était sur le point d’être déclaré mort. Peu de gens avaient la patience ou même la gentillesse d’écouter un exercice musicale algorithmique sans fin.
Le jazz devenait une musique marginale en voie de disparition, mais un miracle se produisit. Les décideurs de l’industrie du disque sans cesse croissante définirent un nouveau défi pour le jazz. Plutôt que de jouer aussi vite que possible, ils suggérèrent à la place de vendre autant que possible.
Nous sommes maintenant à l’apogée de cette phase commerciale. De temps à autre, on entend qu’un nouvel artiste a signé un contrat record de plusieurs millions de dollars. Tant que le jazz sera dans les mains des grandes compagnies il ne produira jamais de critique sociale pénétrante. L’industrie de la musique, comme toute autre industrie, a pour but d’accumuler de l’argent et la meilleure façon d’y parvenir est de maintenir l’ordre mondial existant.
Malheureusement, le jazz n’est plus une forme d’art subversive. Ce n’est même pas gymnastiquement difficile. C’est simplement un genre marginal associé à la musique d’ambiance façon Kenny G et Norah Jones. Quelques vétérans de première et deuxième génération sont encore avec nous, jouant aussi bien que jamais, et quelques jeunes talents prometteurs font la queue pour accéder à une scène qui s’amenuise. Mais aucun de ces deux groupes n’est socialement engagé.
Le jazz est toujours assez établi pour occuper le quart arrière du deuxième étage de chaque grand disquaire. Il s’intègre parfaitement dans la philosophie du marché globalisé menée par les Américains. Il nous donne une image de diversité, d’un marché de la musique en expansion riche en sons et en couleurs.
Aux magasins, ils vous diront : « Dites-nous lequel, nous l’avons ». Et ils ont raison. On peut maintenant acheter l’album révolutionnaire de Coltrane « A love Supreme » pour seulement 6.99£ dans presque tous les magasins de musique. Quelle bonne affaire ! Quel magnifique cadeau de noël ! Je dirais que notre dévoué Big Brother a presque gagné. Le message politique et spirituel du jazz est presque vaincu.
C’est ici que j’essaye d’intervenir. En tant que joueur de bop, je refuse de voir le jazz comme étant une aventure technique. Il ne s’agit pas de la rapidité avec laquelle je bouge mes doigts, ni de la complexité de mes figures rythmiques.
J’insiste sur le fait que le jazz n’est pas une forme de connaissance mais un état d’esprit. Le jazz est une vision du monde, une forme innovatrice de résistance. Selon moi, jouer du jazz c’est combattre l’ordre mondial du BBS (Bush, Blair, Sharon). De tendre vers la libération tout en sachant qu’on ne l’atteindra peut-être jamais, de combattre le nouveau colonialisme américain. De dire ce en quoi je crois, de faire campagne pour la libération de mes frères palestiniens et irakiens. Jouer du jazz, c’est suggérer une réalité alternative, me réinventer, être prêt à le faire jusqu’au bout.