Too big to fail ?
Si BASF devait s’écrouler, une partie de la puissance industrielle allemande n’y survivrait pas.
En France, par exemple, l’usine de Saint-Aubin-lès-Elbeuf pourrait fermer ses portes. C’est la théorie des dominos.
La fin (provisoire) du gaz russe à bas prix pour l’industrie allemande est un test absolument fondamental : le capitalisme allemand peut-il infléchir la politique européiste suicidaire de Bruxelles, dictée par Washington ?
L’Allemagne est l’un des plus gros importateurs de gaz russe. L’industrie consomme 30 % du gaz brûlé en Allemagne. Dans le sud-ouest du pays, à Ludwigshafen, les turbines de BASF tournent encore à plein régime. Le géant de la chimie au modèle économique basé sur le gaz bon marché importé à bas prix de Sibérie est entré en eaux troubles après un exercice record l’an passé.
Chez BASF, toute visite commence rituellement par un passage au musée de l’entreprise. Dans le Centre des visiteurs, Lucien Thill, un ingénieur chimiste retraité, retrace – film et maquette animée à l’appui – les grandes dates de l’un des plus gros fleurons de la chimie allemande, un géant né en 1865 autour des colorants, qui a réalisé l’an passé 78 mds d’euros de chiffre d’affaires pour 110.000 salariés à travers le monde et 7,8 mds d’euros de bénéfices.
Mais le colosse de Ludwigshafen est entré en eaux troubles le 24 février avec l’invasion de l’Ukraine. Au premier trimestre, le bénéfice net a chuté de 30 %, à 1,2 md d’euros.
Ce qui a fait la fortune de BASF depuis la chute du Mur – l’approvisionnement bon marché en gaz de Sibérie – s’est désormais transformé en facteur de risque. Le groupe est en effet totalement dépendant des livraisons de gaz russe vers l’Allemagne, en chute de 60 % depuis mi-juin, officiellement « pour des raisons techniques ». Berlin évoque « une stratégie politique » du Kremlin.
« Le cas de BASF est emblématique, souligne Thierry Bros, expert en énergie et professeur à Sciences Po Paris. La dépendance de BASF envers le gaz russe est historique, puisque la société a signé en 1990 avec Gazprom via sa filiale Wintershall, un accord qui permet à BASF de recevoir de grandes quantités de gaz russe – de loin le moins coûteux sur le marché avant la guerre en Ukraine – en échange d’une assistance technique pour l’exploitation de gisements complexes, comme dans la péninsule du Yamal en Sibérie. »
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Cellule de crise
Cette interdépendance explique pourquoi BASF serait particulièrement touché par une réduction des livraisons. Impossible à Ludwigshafen de sélectionner une palette de produits moins utiles que d’autres, auxquels le groupe pourrait renoncer. Si les livraisons de gaz passaient sous la barre de 50 % du volume consommé, il faudrait fermer l’ensemble du site.
Pour l’instant, le groupe – qui était catégoriquement opposé à tout boycott sur le gaz russe – se veut rassurant. « Les livraisons de gaz de tous nos sites européens sont assurées par nos fournisseurs européens », assure un communiqué sans la moindre précision. Aucun détail ne filtre sur les conditions d’achat, les contrats ou les tarifs autour du gaz. Mais en prévision d’une détérioration de la situation, une cellule de crise a été mise sur pied autour du directoire.
Fin mai, le comité d’entreprise assurait avoir été informé de l’existence de trois scénarios, tous plus ou moins dramatiques.
« Le premier scénario est celui d’une réduction des livraisons, autour de 67 % du volume normal, expliquait alors Sinischa Horvat, le chef du comité d’entreprise de BASF. Le second scénario, autour de 50 %, et dans le pire des cas, plus du tout de gaz. Selon ces scénarios, ça signifierait un changement de l’organisation de la production, le débranchement d’une partie du site ou l’arrêt total, ce qui ne s’est jamais produit dans l’histoire de l’entreprise. Je ne peux pas imaginer que qui que ce soit puisse alors encore travailler. Si le cas le pire arrivait, certains types de précurseurs chimiques n’entreraient plus dans la chaîne de production ; on parle de substances chimiques indispensables à la fabrication des médicaments, dans l’industrie alimentaire, l’automobile ; tout ça disparaîtrait, ça veut dire que les produits finaux disparaîtraient et on parle d’une masse de produits. »
Alerte rouge
Une vision de cauchemar pour l’Allemagne. Car au-delà du cas de BASF et de ses quelque 40.000 emplois de Ludwigshafen, au-delà de la région entièrement dépendante du site, ce sont bien des pans entiers du made in Germany qui seraient menacés.
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« En cas d’arrêt complet des livraisons de gaz russe, des secteurs entiers de l’économie allemande seraient à l’arrêt, le PIB chuterait de 12,7 %, 5,6 millions de salariés se retrouveraient sur le carreau », estime l’institut Prognos dans une étude publiée fin juin pour la fédération des industriels bavarois vbw.